Entretien avec la Fédération d’art urbain

Claire Calogirou et Élodie Vaudry
Téléchargement (PDF)
Photographie de Gilbert Coqalane. Assemblée générale de la Fédération de l'art urbain à Paris, le 23 juin 2023

Comment, par qui et pourquoi est née l’idée de cette Fédération ?

L’idée de cette Fédération est née d’un différend juridique avec le ministère de la Culture.

Depuis 2015, le ministère a en effet souhaité encourager les pratiques de l’art urbain (comprenant notamment le graffiti, le néo-muralisme et le street art) à travers plusieurs projets. Il a notamment soutenu l’exposition À l’échelle de la ville !, présentée en avril 2018 au Palais Royal et portée par l’association Planète Émergences, sous le commissariat de Jean Faucheur. Plusieurs projets d’art urbain ayant reçu le soutien du ministère dans le cadre de l’appel à projets « street art » étaient ainsi présentés sur les vitrines du ministère de la Culture et au Palais-Royal. Parallèlement, deux interventions éphémères d’artistes urbains, Mégot et Module De Zeer, étaient installées dans la cour du Palais-Royal. L’artiste Module De Zeer avait notamment proposé des œuvres bichromes imprimées sur des grandes toiles, disposées sur la colonnade de la galerie des Proues. Bien qu’il s’agissait d’un hommage éphémère aux colonnes de Daniel Buren, ce dernier avait exigé fin mai 2018 le retrait immédiat de l’installation du Module De Zeer.

À la suite de cet événement fâcheux, des actrices et des acteurs de l’art urbain ont pris rendez-vous avec la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture (DGCA). De cette discussion en est sortie la volonté commune d’une meilleure connaissance du milieu de l’art urbain par deux actions concrètes : la réalisation d’une Étude nationale sur l’art urbain pour établir des actions prioritaires ainsi que la création d’une Fédération nationale.

L’Étude nationale a été rédigée par l’association le M.U.R. et rendue publique en 2019. Parallèlement, la Fédération a été créée en octobre 2018, sous une forme associative classique, portée par plusieurs membres fondateurs du secteur. Elle est présidée par Jean Faucheur depuis sa création et est devenue l’interlocutrice privilégiée du ministère de la Culture et de nombreuses collectivités territoriales et institutions publiques.

Quelles sont les missions de la Fédération ?

La Fédération de l’Art urbain a défini ses missions en se basant sur les conclusions de l’Étude nationale de l’art urbain. Elle a pour objet le soutien et la promotion de l’art urbain en France. Elle regroupe des adhérentes et adhérents du territoire métropolitain et des Outre-mer (artistes, professionnels, amateurs, associations, structures culturelles, collectivités territoriales, etc.) qu’elle représente à l’échelle nationale. Grâce à son Conseil d’Administration, son équipe salariée et ses adhérents bénévoles, elle souhaite encourager la reconnaissance artistique de l’art urbain et de ses pratiques, en lui offrant une meilleure visibilité et protection, tout en insistant sur sa singularité.

Les missions premières de la Fédération de l’Art urbain sont :

Pour répondre à ces enjeux, elle organise notamment des rencontres collectives aux quatre coins de la France autour de thématiques ciblées, des temps de travail et des formations pour connecter les acteurs et enrichir les réflexions communes. Elle est également pôle ressources à travers notamment son site Internet, afin d’encourager les bonnes pratiques pour porter un projet artistique et mieux protéger les artistes. Elle porte également un important projet d’archivage, Arcanes.

Quelles sont les actions de la Fédération qui permettent la reconnaissance de ces pratiques urbaines dans le milieu de la culture ?

La Fédération souhaite insister sur la pluralité des pratiques artistiques dans l’espace public, qui peuvent prendre des formes très diverses à travers des médiums très créatifs (peinture, sculpture, collages, textiles, rebut, etc.). Elle a la chance d’être à la croisée des discussions et endosse ainsi un rôle de médiateur de projets entre les artistes et les acteurs de l’art urbain, les commanditaires et les institutions culturelles.

Elle souhaite défendre une reconnaissance théorique de l’art urbain au sein de l’histoire de l’art, parfois encore ignorant de la richesse de ces pratiques depuis une soixantaine d’années.

Pour ce faire, elle prend la parole lors d’événements culturels et colloques, en collaboration avec des institutions publiques (centres d’art, musées, universités, centres d’archives, bibliothèques, centres de recherche comme le Centre allemand d’histoire de l’art notamment). À titre d’exemple en 2022, la Fédération a co-organisé une journée d’étude au musée des beaux-arts de Nancy, lors des Rencontres urbaines de la ville, autour du pochoir et du travail de la lettre dans le graffiti. Ces conférences permettent de revendiquer une expertise scientifique et d’approfondir ces sujets.

La Fédération valorise également les connaissances. Elle centralise les travaux de recherche universitaires connus (thèses, mémoires, etc.) et liste les événements d’art urbain en France et à l’international. Le Centre Arcanes, Centre national des archives numériques de l’art urbain, est aussi là pour apporter des outils afin d’écrire l’histoire de l’art urbain.

En parallèle, elle assure la défense et la reconnaissance professionnelle du travail des artistes et des structures engagées dans la valorisation de l’art dans l’espace public. Elle défend ainsi une meilleure rémunération des artistes, une protection des droits d’auteur et des bonnes dispositions de travail dans le cadre de projets commandités. Dans le cadre de ces revendications, la Fédération collabore avec de nombreux partenaires professionnels et fédérations nationales engagés des arts visuels, soucieux eux aussi d’améliorer les conditions d’exercice de la création contemporaine. La Fédération propose également des outils professionnels (modèles de contrat, webinaires, suivi des appels à projets) et les communique gratuitement auprès des artistes et des porteurs de projets.

Comment conserver une mémoire collective caractérisée en partie, par une création temporaire et interdite ?

L’art urbain est par nature éphémère et de nombreuses œuvres légales et illégales sont en effet temporaires car laissées dans l’espace public, au gré des aléas climatiques et des interventions humaines. Ses archives (photographies, dessins, vidéos, artefacts, etc.) deviennent donc très précieuses car elles sont les traces d’une mémoire passée.

À la suite de l’Étude nationale sur l’Art urbain commandée par le ministère de la Culture en 2019, l’enjeu d’un projet de sauvegarde et de valorisation des archives de l’art urbain est apparu comme majeur. La Fédération de l’Art urbain s’est donc saisie de cette problématique, en restant extrêmement vigilante sur les enjeux juridiques de certains documents liés à une pratique libre et sauvage et à la protection des données des artistes concernés.

Devant l’ampleur des moyens matériels et financiers qu’implique la conservation de documents physiques et la nécessité d’une transmission simple et efficiente, la Fédération a opté pour un projet de numérisation et de description archivistique des fonds d’archives : le Centre Arcanes, Centre national des Archives numériques de l’Art urbain.

Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le centre Arcanes et son lien avec la Fédération ?

Né à l’initiative de la Fédération de l’Art urbain, le Centre Arcanes, Centre national des Archives numériques de l’Art urbain, est un fonds de dotation créé en 2022, constitué de spécialistes de l’art urbain, épaulés par des professionnels de la culture et de l’archivage.

La Fédération œuvre à la numérisation, l’indexation et la description d’archives dont elle fait don à titre gracieux au Centre Arcanes. L’enjeu est de soutenir et de conduire une mission d’intérêt général et sans but lucratif à caractère culturel et éducatif, visant à la constitution et à la préservation de fonds numérisés d’archives représentatives de l’histoire de l’art urbain français, à des fins d’identification, de préservation et de promotion de la culture française des arts urbains, mais aussi à des fins historiques et de recherches.

Ces archives seront mises en ligne sur la base de données Arcanes et seront accessibles aux publics via une plateforme numérique (site Internet) à partir de 2024. Cet outil pédagogique gratuit permettra un accès simple et rapide pour des bénéficiaires très divers, à travers notamment des frises chronologiques, des cartes et une navigation aisée entre les documents.

Parallèlement à cette plateforme d’indexation, Arcanes et de la Fédération œuvrent à valoriser les archives auprès des publics et favoriser l’étude de l’art urbain. Ainsi, des expositions consacrées à l’histoire de l’art urbain, à sa documentation et à son évolution sont régulièrement organisées. Différents colloques, tables rondes et conférences sur le sujet sont également programmés afin de confronter les regards.

L’art urbain est protéiforme. Comment établissez-vous la conservation ? Conservez-vous des créations ?

L’art urbain se présente en effet sous des formes très diverses, complexifiant d’ailleurs parfois sa définition et sa compréhension.

La Fédération n’a pas vocation à conserver physiquement des créations car elle n’en a pas les moyens et ce n’est pas son objet premier. Par contre, elle encourage les institutions patrimoniales et muséales à mieux appréhender cet art, mener des recherches et effectuer des acquisitions d’œuvres d’artistes issus de l’art urbain. Nous échangeons ainsi avec les professionnels de l’art et du secteur culturel pour leur expliquer ces sujets. Nous organisons des temps de formations et incitons fortement le ministère de la Culture à intégrer des spécialistes de l’art urbain dans les commissions d’acquisition, quand cela est possible.

Le Centre Arcanes appuie également cette volonté de connaissances grâce à une nomenclature adaptée, en ciblant des fonds d’archives pertinents et complémentaires, afin de souligner la pluralité des pratiques, allant des écritures sauvages du graffiti-writing aux grandes fresques commanditées, en passant par les formes dites « classiques » du street art (l’affichage, le pochoir, le sticker, le détournement, les performances, les installations, etc.).

Comment choisir que conserver ? Y a-t-il des résistances de la part de certains artistes au sujet de la conservation de leurs œuvres ?

Globalement, les politiques d’acquisition des œuvres illustrant des pratiques issues de l’art urbain sont gérées par les structures de conservation. Nous sommes finalement observateurs de ces évolutions et échangeons régulièrement avec des institutions prescriptives du goût, comme les Frac, les musées des beaux-arts et les musées de société comme le Mucem, qui détient une importante collection d’œuvres et de documents de graffiti.

Au sein du Centre Arcanes, seules les images numériques, la description et l’analyse des archives sont conservées. Les fonds restent donc la propriété des producteurs d’archives. Afin d’encourager la collégialité, Arcanes a constitué un Conseil scientifique et artistique, composé de spécialistes de l’art urbain et des enjeux patrimoniaux. Il œuvre à définir les choix d’axes d’étude et permet de croiser les points de vue.

Dans tous les cas, certains artistes urbains restent suspicieux vis-à-vis de la patrimonialisation de leurs œuvres. Cela s’explique notamment par le caractère illégal de certaines pratiques et la méfiance vis-à-vis d’un acteur culturel dit « outsider », c’est-à-dire extérieur au milieu, qui peut symboliser une autorité dominante. Nombre d’artistes se méfient également d’une récupération mercantile de leur travail, dans un secteur où le marché de l’art est très présent.

Mais les attitudes évoluent au fil du temps, selon les discussions établies et les rapports de confiance qui s’établissent entre les artistes et des diffuseurs.

Concernant le Centre Arcanes, l’équipe prend le temps d’expliquer la finalité gratuite du site Internet et insiste sur son action d’intérêt général. Des contrats de cession de droits et de restriction d’accès à certains documents, jugés sensibles, sont également signés avec les artistes, afin de veiller au respect de leurs travaux.

De lieu en exposition, promenades parisiennes avec Michel Claura, une pièce sonore de Cengiz Hartlap et Sara Martinetti Actualités d’une collection graffiti pionnière dans le monde des musées : quelques enjeux de la politique d’acquisition du Mucem, Hélia Paukner