« Taguer, c’est être en représentation »

Présentation d’Alexandre Bavard dit Mosa suivie d’un entretien avec Cristobal Barria Bignotti et Sara Martinetti mené lors du colloque international « Pratiques urbaines : expériences sensibles » qui s’est déroulé au Centre allemand d’histoire de l’art – DFK Paris, le 27 et 28 juin 2022.
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Mosa : Bonjour à tous. Merci pour votre invitation. Je vais vous présenter mon travail de manière chronologique en m’appuyant sur des photographies et des vidéos. Je m’appelle Alexandre Bavard et mon nom de graffiti est « Mosa ».

[La découverte du tag et son importance dans la pratique artistique]

J’ai commencé cette pratique vers l’âge de treize/quatorze ans. Personnellement, tout a commencé en me baladant dans les rues de Paris, en voyant des inscriptions, des symboles, des signes, des choses que je n’arrivais pas à décrypter. C’était une source d’intrigues puis j’ai voulu comprendre ce qu’étaient ces inscriptions sur les murs et qui étaient les personnes derrière elles. Ensuite, j’ai été en contact, au lycée et au collège, avec des personnes qui pratiquaient le tag. À la suite de cela, j’ai rencontré des personnes, formé un crew… l’aventure a commencé. Ma pratique artistique commence donc par le tag.

Voici à l’écran une photo qui a été prise en 2017 et où je suis en train de tagger dans un terrain vague à Pantin. J’attache une grande importance au mouvement, à la ligne et à l’enchainement des lettres. Je me considère comme un tagueur et pas comme un street-artist. Je suis un tagueur, j’aime la signature, j’adore le mouvement, je suis très attaché à l’univers urbain, je suis parisien. C’est quelque chose d’important pour comprendre ma pratique artistique dans le monde de l’art contemporain parce que tout découle de là. Voilà une série de photos où on me voit en train de tagger (fig. 1).

1  Mosa, Bulky Tag, Pantin, 2017

Mon tag est, si vous voulez, ma manière de m’exprimer, mon style. Celui-ci est influencé par l’alphabet géorgien. Cette inspiration me vient de ma mère qui est d’origine géorgienne. Dans mon tag, on peut au sentir au niveau de la graphie et de l’enchaînement des lettres quelque chose qui est proche de l’alphabet géorgien. Par exemple, à gauche de l’image (fig. 2), il y a un grand « M ». Ensuite, je descends et viens faire un triangle. J’enchaîne sur un « S » et il y a une flèche qui se situe, juste là, sur la droite. Ensuite, je viens enchaîner des tags en colonne.

2  Mosa, Bulky Tag, Pantin, 2017

Pour moi, c’est un vrai plaisir, un amusement, de pratiquer ce jeu de calligraphie sur mur. Cela se déroule dans un contexte illégal. Je suis un vandale et prendre des risques m’intéresse. Faire cela dans un terrain vague où il y a déjà des tags ne m’intéresse pas parce qu’il n’y a pas de découverte d’un lieu. C’est moi qui suis allé découvrir en premier ce terrain vague de Pantin où il n’y a pas d’écriture. Le mur était vierge comme une page. Pour moi le plaisir est dans la prise de risque de marquer mon nom avec le plus de style possible. J’essaie de prendre de la distance par rapport à des tags qui peuvent être classiques et d’aller de l’avant en jouant avec des lettres et en me démarquant des autres. Il faut savoir que moi je viens de la culture Hip Hop. J’ai commencé à découvrir le tag avec le rap. Je pense que, dans cet esprit Hip Hop, il y a aussi les énergies du clash et de la compétition positive. Au sein de mon crew qui s’appelle PAL, nous avons toujours voulu essayer de nous dynamiser de cette manière-là. Il y avait toujours la compétition, sous forme d’amitié et dans le surpassement.

[BULKY, œuvre graphique et performative]

Mon travail de recherche et de performance intitulé BULKY découle de cette pratique du graffiti en ce qu’il a été en fait influencé par ma manière d’appréhender l’espace urbain (fig. 2). Sur cette photographie, je suis dans le même quartier, vers Aubervilliers et Pantin. Cela fait neuf ans que j’y ai un atelier. Le territoire et la géographie sont très importants dans mon travail. J’ai fait un tag en one line, c’est-à-dire en un seul trait. Pas tout à fait… sur la fin, on voit que non… J’aime beaucoup l’enchaînement des lettres : on peut voir un « M » qui s’enchaîne sur un « O », un « S » et un « A ». Faire des petites ou des grosses lettres, de jouer même sur des anamorphoses…

Le tag est vraiment fait pour les tagueurs ou les connaisseurs. C’est très difficile à décrypter pour les personnes qui ne sont pas initiées. Je pense que c’est rempli de mystères. Je me suis dit que j’allais essayer de dégager toute la beauté qui est dans le tag à travers le mouvement. Je vais essayer de le traduire sous une forme de système. Je ne suis ni danseur ni chorégraphe, mais je pense qu’il y a quelque chose d’inné au tag, qui est une forme de danse. Voici mes premières esquisses pour essayer d’établir un système chorégraphique, une partition si vous voulez. J’ai donné cette partition à des danseurs, nous nous sommes exercés et demandés : comment symboliser, incarner, donner du mouvement et de la vie à mes tags ? (fig. 3, 4, 5, 6). Le premier système que j’ai créé s’appelle BULKY. Cette partition se lit de gauche à droite. Les points rouges sont des temps de pause. Il y a un travail de rythme. Ces traits et flèches représentent des liaisons et apportent un aspect ludique. J’aime l’idée de suivre les lignes de ces partitions et de les adapter à sa manière de danser. C’est comme pour moi dans ma pratique du tag : j’aime jouer avec les lettres et sauter de tag en tag. On peut s’exprimer librement.

3  Mosa, Bulky System, Paris, 2016
4  Mosa, Bulky Partition, Paris, 2016
5  Mosa, Bulky Partition, Paris, 2016
6  Mosa, Bulky Partition, Paris, 2016

Les costumes vont devenir quelque chose d’important dans ma pratique. Pour moi, taguer c’est être en représentation [Vidéo en ligne sur https://youtu.be/q463YrXRAVs]. Ma pratique du tag et du graffiti se fait dans la rue, en journée et à découvert. Elle est loin du stéréotype du tagueur cagoulé dans la nuit. À un certain point, je me suis demandé : qu’est-ce que m’intéresse dans cette pratique ? Il y a la mise en scène. Très simplement, pour moi, cela va être mon pont, mon lien avec peut-être le grand public. Cette image montre les prémices de mon travail entre tag et chorégraphie, par la performance et le costume. Dans la vidéo Slowmomo, les costumes sont faits en tie and die, une technique traditionnelle de teinture que j’adapte en utilisant de la javel pour décolorer les tissus en coton. Les personnages deviennent fantomatiques et une narration se développe à partir des lieux dans lesquels je vais pour pouvoir développer d’autres performances.

[La performance Noos et les lieux comme source de création]

Je vais vous parler de la performance Noos que j’ai réalisée en Tunisie. Pour les costumes, je me suis inspiré des bâtiments de Sidi Bou Saïd, une ville côtière proche de Tunis. Les visages sont masqués, un peu mystiques, sont inspirés des Touaregs. J’ai précédemment pointé que ma pratique du tag et de la performance prend en compte le territoire (fig. 7). J’adore le format de résidence d’artiste car je peux m’imprégner des lieux. Cela vient du graffiti et dynamise mon travail. Je n’ai pas un travail d’atelier. J’utilise l’atelier comme un lieu de production, mais l’inspiration et les idées viennent du quotidien, de mes déambulations dans la rue, de mes rencontres. C’est cela qui me stimule. Cette performance a été faite avec des danseurs tunisiens avec mon système de partition. Dans ce travail, je vois de la sculpture, de la peinture, de la danse, de la performance. Tout cela devient un spectacle. Je me suis rendu compte que je suis intéressé de créer des mondes et un univers cosmogonique.

7  Mosa, Noos Performance, 2017

[La performance Grappling et la culture géorgienne]

Voici une autre performance que j’ai développée, dans la continuité de mes premières performances (fig. 8). J’ai mentionné mes origines géorgiennes qui me viennent de ma mère et qui m’influencent beaucoup. C’est ma culture d’une certaine manière. Je suis français, mais j’ai une partie de ma famille qui est en Géorgie. Voir de temps en temps ma famille ou communiquer avec elle au téléphone m’a toujours rendu curieux. Je pense que ce genre d’héritage et contact culturel marque très profondément. Dans Grappling, des chanteurs polyphoniques géorgiens disposés en arc de cercle accompagnent pendant une vingtaine de minutes des lutteurs qui sont des professeurs de jujitsu brésiliens. Le tapis devient une sorte de scène. Cette performance fait sens pour moi car elle est un peu tirée de mon expérience du tag et du graffiti, mais elle est étirée jusqu’à un point où on peut perdre l’inspiration première. De plus, je pratique personnellement le grappling. Cela peut être quelque chose de très terrien, associé à de la violence. Il y a en même temps une sorte de poésie, ou tout du moins quelque chose de l’ordre du rituel. La polyphonie produit une atmosphère aérienne et évanescente.

8  Mosa, Grappling Performance, Les Franciscaines, Deauville, 2021

[Avantgarden Gallery, Milan]

Voici une exposition que j’ai réalisée à Milan. J’ai travaillé juste à côté de la Avantgarden Gallery, dans un terrain vague jonché de filets de protection pour éviter que des parties de l’architecture tombent. J’ai fait une série de photographies et je me suis servi des filets pour faire la scénographie de l’exposition. Le terrain vague que j’avais traversé m’a marqué. L’aventure d’être dans un terrain vague est quelque chose de fort. Prendre et s’approprier des objets de cet espace est une manière de créer une liaison entre galerie, institution et la rue.

J’ai ramené du terrain vague tout ce qui m’intéressait pour travailler : vestes, des sacs, des toiles de coton. Je leur donne une sorte de seconde vie et propose une vision fantasmée de ces espaces. Quand on fait l’expérience de rentrer dans un terrain vague, comme évoquée tout à l’heure par Lek & Sowat, il est intéressant de s’imprégner des lieux et de leur laisser leur beauté. Parfois, je n’ai pas envie de toucher, de marquer mon nom. Je préfère le laisser vierge, parce que l’expérience se suffit à elle-même. Quand on vit cette expérience-là, quand on ferme les yeux, qu’on se laisse aller et qu’on les rouvre, on peut très bien être dans le passé ou dans le futur. On ne sait pas où est-ce que l’on est. Ce sont des zones intemporelles et magiques. On peut penser à des films, comme Stalker de Tarkovsky. Pour moi, ce sont ces espaces que l’on traverse et s’approprie à notre manière. On peut y trouver une veste qui va raconter une histoire. Mon travail comme artiste est de réfléchir à cela, de fantasmer et de délirer en fait. Dans cette exposition, à partir de bribes rapportées, je raconte une histoire comme un archéologue ou un chercheur.

[Mediums et esthétique urbaine]

Tout à l’heure, j’ai parlé de l’usage des filets dans mon exposition. Je m’en suis également servi pour travailler sur des toiles. J’avais la volonté de revenir à la peinture, mais je ne savais pas comment. En fait, je faisais déjà de la peinture sur les costumes que je crée avec de la javel. C’était juste un liquide corrosif qui vient attaquer. J’ai utilisé les filets comme des pochoirs avec de la javel projetée. Un jeu de lumière fait apparaître des fantômes de filet. C’est une manière picturale de parler du terrain vague. Il y a eu des déclinaisons dans une série qui s’appelle Acid Bleach. Il y a aussi un travail gestuel. On voit des signes et des symboles, des galaxies. On voit aussi des barres de fer et d’autres éléments que j’ai trouvés dans les terrains vagues et que je viens poser sur la toile comme si c’était une sorte de scan ou de radiographie. Il y a quelque chose, un process, qui me dépasse et je pense que c’est le moment où cela devient intéressant pour moi car j’arrive à des formes nouvelles qui dynamisent aussi mon travail par la suite.

Voici une série de sculptures en moulage que j’ai appelée Noa Archéologia (fig. 9). J’ai fait une série sur les pneus que je trouvais dans les terrains vagues. Je viens faire une empreinte avec une bande de plâtre, je rapporte le moule dans mon atelier, je fais un tirage et je le travaille à l’aérographe. Avec notamment des couleurs fluo, je leur donne une touche d’anticipation, comme s’il y avait une radiation qui était passée dessus. J’utilise beaucoup l’aérographe qui est un outil très proche de la bombe, qui est un médium connoté années 1970/80, qui indique bien mes influences esthétiques, que ce soit dans le cinéma et dans la bande dessinée.

9  Mosa, Neo-Archeologia, plâtre, acrylique, 2019

Beaucoup de participants au colloque ont déjà parlé de l’esthétique de la ruine. Cette dernière ressort énormément dans mon travail. Post-apocalyptique… je n’aime pas trop. Post-urbain, post-culturel… Il faut se rendre compte qu’il y a une sorte de finitude à toute chose et que l’on traverse ces espaces-là qui sont les seuls qui vont nous résister. Il y a des choses qui sont plus grandes que nous les humains. Ces choses sont certainement celles que l’on a créées comme des architectures. Il y a une poésie et aussi une forme de romantisme que je trouve géniales. J’essaie de retranscrire cela avec mes mots et mon art. Tout est toujours basé sur l’expérience.

Je fais un saut dans le temps avec une petite exposition que j’ai faite en septembre dernier à Düsseldorf. J’ai réalisé un mural. Puis, j’ai décidé de le décaler, d’en faire des zooms et ensuite d’en faire un grand mural pour alimenter des sculptures qui sont aussi le produit d’un travail sur le territoire. J’étais en résidence aussi là-bas. J’ai un peu trainé dans les terrains vagues, chiné, trouvé des scooters (fig. 10). Le vol est une partie importante de mon travail. Je n’en parle pas beaucoup et ce n’est pas quelque chose que je revendique parce que je n’en suis pas spécialement fier mais cela est issu de la culture tag. Cette image montre un personnage qui est assis sur un scooter et je l’ai appelé Cavaliero. Je me suis dit que j’allais trouver des objets, créer des personnages et voir où cela allait me mener, tout cela en trois semaines. J’adore dynamiser ces temps d’exposition. Comme dans le graffiti, il faut être assez speed. On a un lieu donné et un temps : qu’est qu’on va faire avec tout cela ? On est toujours dans une urgence. Si on décline la pensée de l’urgence, c’est la mort. Qu’est-ce que l’on fait face à la mort ? Dans l’urgence de faire un tag sur un toit, face à la mort, qu’est-ce que l’on va donner ? Le meilleur de soi-même, dans un minimum de temps possible. Cette urgence-là est récurrente dans mon travail. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de temps d’analyse et de conceptualisation, loin de là. J’aime bien le côté spontané… se faire confiance à soi-même.

10  Mosa, Science-Ex – Timeless Travels, Dortmund, 2021

Cette sculpture que j’ai posée à Liège il y a une semaine est influencée par mes costumes pour BULKY (fig. 11) et fait référence aux formes antiques que je vois à Paris, par exemple au Louvre. La casquette symbolise l’homme de la rue, de tous les jours, un homme contemporain. On peut voir aussi des allégories de la nature avec un serpent et une libellule. Il faut savoir que la sculpture est exposée au Musée en plein air qui se situe dans une université et se trouve surplombée par un bâtiment brutaliste de l’architecte André Jacmain, datant de 1968. L’œuvre, immaculée, agit comme une sorte de gardien de ce lieu.

11  Mosa, Sainte 22, musée en plein air du Sart-Tilman, Liège, 2022

Dans ce screenshot de la vidéo 75000, on me voit en train de taguer dans des espaces à Paris et je porte une doudoune Northface. Pour moi, parler du graffiti c’est aussi parler de ce qui nous arrive, de la manière dont on traverse ces espaces-là par exemple quand on se blesse. Les taches de peinture sur les vêtements rendent compte de leur histoire. J’ai du mal à me séparer de certains vêtements, peut-être par fétichisme, mais peut-être aussi parce qu’en fait ce sont des souvenirs. C’est une manière de dire qu’il n’y a pas que la trace que je vais laisser ou même la photographie que je vais prendre de ces espaces-là et que les vêtements sont comme une sorte d’armure. Les garder, les résiner c’est les considérer comme des reliques. Cette doudoune, je l’ai considérée comme une sculpture (fig. 12 et 13).

12  Mosa, Doodoon, ciment, résine, exposition “Let Us in Together”, Clichy, 2019
13  Mosa, Doodoon, ciment, résine, exposition “Let Us in Together”, Clichy, 2019

[Le végétal, l’actualité du travail]

Je souhaite parler de ce sur quoi je travaille en ce moment. Dans les lieux, le végétal m’intéresse aussi : les mauvaises herbes, les arbustes… Végétal et tag ne sont pas souvent mis en rapport. Dans la vidéo Pantin, on voit des tags qui sont comme des archives. J’aime bien chercher des vieux tags et les archiver. J’ai décidé, sur la nouvelle série que je suis en train de réaliser, d’utiliser ces archives pour faire des toiles de coton brutes peintes à l’aérographe. Ici, c’est un tag qui était à Turin ; on peut lire « Go Home ». Dans cette toile que je vais présenter à Paris cette semaine, on peut voir comment je combine des mauvaises herbes sur ce tag. Il y a une forte signification. On peut le prendre comme on veut, mais pour moi tout acte ainsi posé est politique. J’essaie de ne pas prendre l’inscription telle qu’elle est brute, mais de l’inscrire dans un paysage de tags et d’inscriptions recomposées. On peut lire « Je te baise » et en fait il y avait marqué « Macron, fils de pute, je te baise ». Je ne voulais pas faire une réappropriation, mais pour moi, c’était fort de sens et super engagé. J’essaie, dans cette nouvelle série de travaux, de trouver un lien entre une sorte de finesse végétale qui reprend ses droits sur l’architecture et des messages notamment politiques qui sont inscrits sur les murs. Dans mes travaux, je rebondis et cela me dynamise toujours.

[Échange]

Cristobal Barria Bignotti : Il semble que tout est lié à l’enfance. Est-ce que cela implique que tout est lié avec ce qui précède ? As-tu une vision de la direction dans laquelle ton travail se développe ou est-ce totalement ouvert au hasard des lieux et des promenades ?

Mosa : Je vous ai présenté de manière chronologique mon travail. Je rebondis de série en série, de pratique en pratique, de médium en médium. Il est vrai que je me considère comme un tagueur à la base, mais je suis aujourd’hui un artiste plasticien. Je souhaite travailler quelque chose qui soit vraiment total. L’art total pour moi serait un art où on pourrait à n’importe quel moment manger, danser, regarder une toile, etc. C’est ce que j’essaie de faire dans mes vernissages. Par exemple à Berlin, j’avais ramené des amis musiciens et Maéva, ma copine qui est une performeuse. Elle est venue découper les filets pour laisser entrer les visiteurs et les convier à une dégustation de fromage fondu et de vin français. J’ai adoré cela… quel plaisir de vivre ! Tout cela est imbriqué. Très souvent, dans les musées ou les institutions, tout est froid et fade. On voit des objets qui sont morts. Il faut leur donner du vivant tant qu’on est nous vivant. C’est pour cela que la performance est quelque chose auquel je suis attaché. Cela a commencé par l’activation de mes espaces. Il faut donner à l’espace du vivant et ensuite les objets vivent leur vie, mais, tant qu’on est vivant, il faut leur donner de la vie.

Cristobal Barria Bignotti : C’est une réflexion qui questionne la relation du street art à la galerie. D’une certaine manière, tu ne portes pas le street art à la galerie, mais tu fais une translation.

Mosa : Je fais le constat que ce qui m’intéresse est le mouvement et comment on en parle, en substance, dans des pratiques urbaines. Le tag, c’est quoi ? C’est monter sur un toit, faire attention à comment tu redescends, prendre de la distance, gérer le stress d’une potentielle intervention de la police… C’est physique, c’est dansé, c’est chorégraphié. Si c’est pour être dans l’espace d’une galerie et faire des tags sur les murs, cela ne m’intéresse pas. C’est aussi déjà fait. Je ne veux pas répéter des choses qu’ont été réalisées avant.

Question du public : Merci, c’est vraiment très intéressant et c’est d’autant plus intéressant que votre conférence clôt le colloque. Nous avons commencé par une conférence d’anthropologie des sens avec David le Breton qui nous a esquissé un peu une œuvre d’art totale de l’expérience sensible et qui a essayé de connecter la flânerie et expérience intérieure. Je vois vos œuvres comme une flânerie artistique. Finalement, l’idée d’un mouvement qui a sa temporalité a traversé nos deux journées de conférence.

Mosa : C’est vrai. Les objets que je trouve ont une temporalité qui n’est pas forcément celle de 2022, mais qui peut remonter aux années 2000. Réutiliser un vieil appareil téléphonique va donner une esthétique à mon travail qui est peut-être un peu désuète, kitch ou même vintage. Cela me permet d’être toujours surpris et de vraiment dynamiser mon travail de l’intérieur. Je sais par expérience que c’est très dur. Si je suis enfermé dans un studio, j’ai du mal à créer parce que l’inspiration, la page blanche, l’engagement… J’ai besoin de voir des choses. C’est pour cela que je dis que je suis artiste plasticien. J’ai besoin de toucher, de voir, d’être stimulé. Je pense que la pratique du tag invite vraiment à travailler sur notre sensibilité, dans un milieu urbain ou même n’importe quel autre milieu. Je ne connais pas beaucoup d’artistes qui travaillent juste dans leur tête, sans rien, sans bouquin, sans voyage. Il faut bien prendre du réel pour créer.

Question du public : Merci pour cette présentation. Je rebondis sur ce que vous venez de dire, sur les influences et sur vos inspirations. Est-ce qu’il y a des artistes ou des mouvements qui vous influencent ? Vous n’en parlez pas dans cette présentation. Je pense aux actionnistes… Et aussi à l’aspect politique… Pourriez-vous élaborer sur ce sujet ?

Mosa : Je ne suis pas du genre à faire du name dropping, à balancer des noms d’artiste. J’ai une culture qui est ce qu’elle est. Par exemple, quand je parle de performance, je n’ai pas une grande culture de la performance, mais je pense juste que le désir de tendre vers la performance ou même la danse suffit à proposer quelque chose (fig. 14). Je suis beaucoup influencé par la bande dessinée, les films, les séries B. Je ne veux pas dire que je suis influencé par l’actionnisme viennois ou par la performance. Oui, certes, je connais, mais ce n’est pas cela qui m’influence. Il n’y a pas de tagueurs qui m’ont influencé véritablement. J’ai des tagueurs dont j’ai été fan un moment et j’ai vu ce qui était présent à Paris. C’est toujours des passages et des références que je viens prendre un peu à gauche à droite.

14  Mosa, Bulky Performance, Fort Smith, USA, 2020

Question du public : Je m’interrogeais sur ces références à un niveau formel et également politique.

Mosa : Je ne suis pas le mieux placé pour déterminer ma filiation artistique dans l’histoire. Il est certain que taguer est un acte politique. C’est aussi quelque chose qui est très engagé. C’était un moment de ma vie. J’avais 26 ou 27 ans et j’ai assumé mon nom Alexandre Bavard en tant qu’artiste. C’était aussi un positionnement. En fait, tous les gens du graffiti gardent leur nom de graffeur très souvent. Je voulais, comme je l’ai montré dans cette présentation, parler de mes origines. Je pense que j’avais des choses à puiser aussi à l’intérieur de mon identité. L’assumer c’est une manière, pour moi, de sortir aussi d’une sorte de jugement que beaucoup des gens du milieu de l’art avaient sur l’art urbain. On me regardait de haut.

Murs Futurs. Entretiens avec Lek & Sowat, La Fleuj et Babsmenés par Simon Grainville et Emilee Seymour "Erasure as a sign of protest": Graffiti from 2019 pro-democracy movements in Hong Kong, interview with Hans Leo Maes by Jordan Hillman and Sabrina Dubbeld