Expériences sensorielles de la ville pour le piéton

David Le Breton
Université de Strasbourg
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Premiers pas en flâneur

Un tel sujet qui relève de la vie quotidienne, et même de ce que Georges Perec nommait « l’infra-ordinaire1 », exige d’innombrables nuances. En voici quelques-unes que je n’aborderai pas dans mon exposé, mais que je souhaite soulever : l’expérience des hommes et des femmes dans la ville diffère. Là où les hommes cheminent à toute heure sans crainte d’un lieu à l’autre, les femmes sont souvent sur le qui-vive, inquiètes des attitudes des hommes à leur égard. Certains lieux leur sont interdits ou peu conseillés à moins de se trouver harcelées, sifflées… Le degré de sécurité vécu ou réel des lieux est aussi une donnée essentielle, surtout dans certaines capitales latino-américaines par exemple. Des étudiants ou des collègues brésiliens en visite à Strasbourg sont sidérés de pouvoir rentrer chez eux (ou chez elles) sans crainte à minuit ou de circuler à vélo dans les rues. Le rapport sensoriel à la ville change si l’on doit être sur ses gardes ou réfléchir à deux fois avant de prendre une rue ou d’entrer dans un quartier. L’expérience des enfants se transforme également selon leur âge, le degré d’autonomie dont ils jouissent. Les adolescents sont portés par d’autres curiosités. Les personnes âgées connaissent une autre dimension sensorielle et affective selon leur degré de mobilité, la confiance dans leurs ressources, mais les situations de foule les inquiètent souvent du fait de leur rythme parfois plus lent, de leur vulnérabilité. Les personnes handicapées en fauteuil ou ne disposant pas des sens habituels dans leur rapport à la ville (surdité, cécité, etc.) éprouvent elles aussi une sensorialité spécifique.

Il importerait aussi de distinguer la taille des villes, leur intensité, disait G. Simmel, leur urbanité ou leur ruralité. On ne marche pas avec les mêmes sens et les mêmes émotions à Paris ou à Berlin, à Hambourg ou à Brest, à Saint-Dié ou Bamberg. De même leur proximité de la mer, de la montagne, d’un fleuve, d’un lac, alimente une tonalité des lieux, une ambiance. Leurs résonances ne sont pas les mêmes2, un magnétisme se dégage de certains lieux auquel les piétons ou les flâneurs sont plus ou moins sensibles. Il faudrait en outre distinguer les saisons, et au-delà les jours de pluie ou de soleil, le froid ou la chaleur, qui entrainent des modifications sensibles de la présence au monde et donc de la sensorialité. Vivant ces derniers jours les rues de petites villes toscanes sous la chaleur, j’ai ressenti une immense ouverture au monde, une détente, que partageaient manifestement les touristes et les passants, tous devenus flâneurs, vêtus avec légèreté, sans crainte des regards ou du froid, souriants, attentifs...

L’expérience sensorielle de la ville se décline selon le mode de déplacement, le rythme d’appropriation des rues. Le piéton qui va à son travail n’est pas dans la même ambiance que le flâneur ou la personne sans abri. Le cycliste est dans une autre dimension de la ville. Quant à l’automobiliste, il est dans sa bulle d’isolation sensorielle, centré sur lui-même et ne voit son environnement qu’en termes de mobilité et de sécurité. En un mot, chaque mode de locomotion invente sa géographie propre mais qui se décline au masculin ou au féminin, en âge, en disponibilité, etc. Souvent les grandes villes sont marquées d’une effervescence que G. Simmel observait déjà à Berlin en parlant de « l’intensification de la vie nerveuse, qui résulte du changement rapide et ininterrompu des impressions externes et internes3 ». Ce tourbillon sensoriel émousse les sens, et rend le citadin plus indifférent à ce qui ne lui est pas utile, alimentant ce « caractère blasé » afin de se défendre de trop de stimulations.

Par ailleurs, dans mon expérience personnelle, j’ai le sentiment que les villes ont connu des métamorphoses majeures ces dernières décennies qui imprègnent désormais le rapport du marcheur à la ville. Il y a eu la gentrification des centres-villes, je me souviens du vieux Mans ou du vieux Tours qui avaient des réputations funestes dans ma jeunesse quand elles étaient surtout habitées par des classes populaires. Aujourd’hui ce sont des rues interchangeables, marchandisées par les mêmes enseignes commerciales, les mêmes boutiques touristiques, les mêmes appartements aux loyers coûteux. Les centres-villes sont presque uniformes dans les villes du monde entier, colonisés par la marchandise. Les téléphones portables ont également changé la physionomie de toutes les villes de la planète. On n’y rencontre plus que de rares visages, mais des smombies interchangeables, hypnotisés par leur écran, prosternés devant lui, jusqu’aux mendiants qui disparaissent derrière lui. Les lendemains de la crise sanitaire ont fait émerger également un rapport inédit aux trottoirs, autrefois privilège sécurisé des piétons, aujourd’hui de plus en plus investis par les vélos et surtout les trottinettes électroniques dont la vitesse est nettement plus dangereuse. Dans la plupart des villes du monde, il importe de se garder à droite et à gauche, d’être sans arrêt sur le qui-vive. Un certain abandon à l’atmosphère des lieux a été amputé par ces usages qui fragilisent les passants.

Parler de la sensorialité des villes pour le piéton est donc une tâche difficile. Dans un livre surtout, l’auteur essaie de rendre compte des nuances, des ambivalences, des ambiguïtés, une conférence enferme souvent dans une apparence d’univocité ou de généralité, elle expose aux malentendus. Alors je vous invite à être co-auteurs de mes propos, à aller au-delà de mes paroles pour ressaisir la polysémie, les sensorialités multiples qui coexistent à un moment donné dans la même rue. Nul sans doute n’en viendrait à bout, mais cet inventaire impensable laisse songeur et au moins chacun peut imaginer l’usage de ses sens en ricochant sur les propos de l’auteur. Je vous invite à une balade anthropologique sensorielle qui aurait pu être autre.

Sensorialités urbaines

La ville construit son propre cosmos, ses sensorialités singulières. En se détachant du reste du monde, elle efface les collines, les forêts, les champs, parfois même les rivières, les marais, les lacs, ou bien elle les insère dans un environnement remanié, organisé, sécurisé en fonction de leur accessibilité et de leurs éventuels dangers. Marchant dans la rue, le piéton oublie qu’il parcourt des fantômes de forêts, de colline, de vallées, il ne sait pas s’il marche sur des rochers ou sur la terre, dans la redéfinition des anciennes sensorialités, il va d’un quartier à un autre sans plus observer de différences sinon dans l’architecture ou l’ambiance. Il n’y a plus de prés à Saint-Germain-des-Prés. Dans les quartiers de grands ensembles où toute la végétation a été détruite, les rues portent des noms de fleurs dans une sorte de conjuration, mais elles ne sentent plus rien. La ville recompose le monde sans souci du paysage pour laisser place à l’asphalte et au béton, et donc souvent à une asepsie sensorielle. Les saisons l’indiffèrent car elle dispense un horizon d’artifices qui les rend sensibles seulement au froid ou au chaud, à la chaleur du soleil, à la neige ou au verglas. Les étals du marché eux-mêmes sont trompeurs puisque les légumes ou les fruits viennent désormais du monde entier ou bien ils sont conservés dans le froid avant d’être vendus. On mange désormais des cerises en regardant la neige tomber à sa fenêtre. Les saisons se repèrent surtout à la manière dont les piétons s’habillent.

La ville donne au passant ses propres chronologies qui sont d’un autre ordre, elle fête son urbanité, non sa ruralité. Lumières et guirlandes de Noël, feux d’artifice de la nouvelle année, apparition de terrasses de cafés aux premiers soleils du printemps, présentation des vitrines, changement des images publicitaires selon les marchés du moment, etc. Célébration de la marchandise et de la vie commune et non des métamorphoses de la nature. Les rues piétonnes sont plutôt favorables aux commerces. « La foule y piétine plus qu’elle n’y flâne. Dans une vacuité proche de l’ennui (…) Comment a-t-on pu rapprocher la flânerie du shopping ? La marchandise, qui y tient le premier rôle, fascine ses fidèles et je ne leur découvre pas le regard amoureux, songeur, de qui rêve le long d’une berge ou d’une rue habitée par les siècles, lequel préfère les visages et la peine et les joies de l’homme aux objets, si rares soient-ils4 ». L’animation est reine à cause des magasins, des échoppes, des manèges, des cafés, des monuments dispersés ou réunis dans l’espace, etc. Mais la fête de la marchandise est banale et tend à devenir strictement identique dans les grandes villes du monde entier. On y retrouve les mêmes enseignes, les mêmes fastfoods, les mêmes films, et on y entend les mêmes musiques partout, dans tous les magasins. On y voit disparaître les librairies ou les bouquinistes au profit des banques ou des marchands de chaussures. Les mêmes odeurs industrielles de la fabrique de la nourriture se propagent, même si des odeurs plus spécifiques s’y mêlent parfois.

La relation de l’homme qui marche à la cité, à ses rues, à ses quartiers, qu’il les connaisse déjà ou les découvre au fil de ses pas, est d’abord une relation affective et une expérience corporelle. Un fond sonore et visuel accompagne sa déambulation, sa peau enregistre les fluctuations de la température et réagit au contact des objets ou de l’espace. Il traverse des nappes d’odeurs pénibles ou heureuses. Cette trame sensorielle donne au cheminement au fil des rues une tonalité plaisante ou désagréable selon les circonstances. L’expérience de la marche urbaine sollicite le corps en son entier, elle est une mise en jeu constante du sens et des sens. La ville n’est pas hors du piéton, elle est en lui, elle imprègne son regard, son ouïe, et ses autres sens, il se l’approprie selon les lieux et les moments du jour et agit à son égard selon les significations qu’il leur confère. En ce sens, il existe mille villes dans la même ville, selon les appropriations individuelles et les lignes de chant qui guident les uns et les autres.

Dans la vie courante, les perceptions ne s’additionnent pas, nous sommes immergés dans l’expérience sensible du monde5. À tout instant l’existence sollicite à la fois la multiplicité et l’unité des sens. Les perceptions sensorielles imprègnent l’individu en toute évidence. Ainsi, Nicolas Bouvier se balade au bord de la Save, à Belgrade, « sur le quai, deux hommes nettoyaient d’énormes tonnes qui empestaient le soufre et la lie. L’odeur de melon n’est bien sûr pas la seule qu’on respire à Belgrade. Il y en a d’autres aussi préoccupantes ; odeur d’huile lourde et de savon noir, odeurs de choux, odeur de merde. C’était inévitable ; la ville était comme une blessure qui doit couler et puer pour guérir, et son sang robuste paraissait de taille à cicatriser n’importe quoi. Ce qu’elle pouvait déjà donner comptait plus que ce qui lui manquait encore. Si je n’étais pas parvenu à y écrire grand-chose, c’est qu’être heureux me prenait tout mon temps6 ». Description exemplaire, on ne peut isoler les sens pour les examiner l’un après l’autre qu’à travers une opération de démantèlement et d’abstraction. Nul n’est un naturaliste mobilisant dans son expérience du monde un sens après l’autre pour mieux l’analyser, la relation à l’environnement est de l’ordre d’une immersion. Nos expériences sensorielles sont les affluents qui se jettent dans le même fleuve qu’est la sensibilité d’un individu singulier jamais en repos, toujours sollicité par les mouvements du monde qui l’entoure. Les sens se corrigent, se relaient, se mélangent, renvoient à une mémoire, une expérience qui saisit toute la personne pour donner consistance à son environnement. Les stimulations se mêlent et se répondent, ricochent s’influencent les unes les autres en un courant sans fin. L’inconscient de la langue le rappelle à propos de l’odorat : sentir, vient du latin sentire, qui signifie le fait général de percevoir, mais qui traduit aussi le fait de l’éprouver physiquement et de le sentir olfactivement, le même mot donne le nom scent (odeur).

La ville par corps

Chaque citadin a ses espaces, ses parcours de prédilection rodés au fil de ses activités et qu’il emprunte de manière univoque ou qu’il varie selon son humeur du moment, le temps qu’il fait, son désir de se hâter ou de flâner, les courses à effectuer en cours de route, etc. Autour de lui se dessine une myriade de chemins liés à son expérience quotidienne de la ville, le quartier de son travail, de ses cafés ou de ses restaurants, des administrations, des bibliothèques qu’il fréquente, ceux où vivent ses amis, ceux qu’il a connus dans son enfance ou à différentes périodes de sa vie. Il a aussi ses zones d’ombres : les lieux où il ne va jamais car ils ne sont associés à aucune activité, aucune incitation, à moins qu’il ne les traverse en voiture quelquefois mais sans la curiosité de s’y arrêter, ou encore les lieux qui lui font peur à cause de leurs conformations, de leur réputation dangereuse.

Il chemine en suivant ses lignes de chant personnelles, ses attractions affectives régies par l’intuition du moment, l’atmosphère pressentie d’un lieu, avec toujours l’aisance à rebrousser chemin ou à bifurquer soudain si la voie empruntée n’est pas à la hauteur de ses attentes. Il reste en prise avec le génie des lieux, et se concilie le génie suivant s’il franchit un seuil géographique qu’il ignore encore mais le change de tonalité d’être7. Il lui arrive aussi de désapprouver celui de seconde zone d’un lieu qui lui paraît affligeant. Le chemin suivi ne connaît pas la même distance ni le même paysage selon le climat affectif où il est parcouru. Le degré de fatigue, de hâte, de disponibilité, le rend plus ou moins propice. Appropriation par corps, jamais physiologie pure, mais psychologie ou plutôt géographie affective.

Les trottoirs sont à la mesure du marcheur mais hautement fréquentés. Ce ne sont pas des sentiers, ils ne retiennent aucune empreinte de pas. Il ne saurait être question d’ajouter sa pierre à un cairn sous peine de se voir dresser une amende pour entrave à la circulation. Les seuls cairns sont ici souvent les sacs en plastique ou les bouteilles qui jonchent le sol de certains lieux. Dans la marche urbaine, il ne s’agit plus de prendre la clé des champs mais celle des rues et de se laisser aller au fil des trottoirs.

Les sens ne sont pas en ville autant à la fête qu’ils le sont ailleurs, dans une randonnée en forêt par exemple8. La sensorialité urbaine valorise la vue. En permanence le passant est sollicité par le spectacle de la ville (animations, vitrines, publicités, circulation routière ou piétonnière, incidents, etc.). Le regard, sens de la distance, de la représentation, voire même de la surveillance, est le vecteur essentiel d’appropriation par le citadin de son espace environnant9. Simmel le pointait déjà au début du xxe siècle10 : la ville met les passants en position de regard les uns et les autres. Elle montre en permanence une forêt de visages. La déambulation urbaine implique de croiser et de voir en permanence les autres autour de soi, de ne jamais être en position de se dérober à leur regard. La visibilité mutuelle commande la fluidité des parcours, elle oriente favorablement les trajectoires en évitant en principe les heurts ou les bousculades. Le toucher est un sens oublié du marcheur urbain. Ailleurs, il ramasse une pierre sur le chemin ou une branche, ajoute un caillou à un cairn, cueille des myrtilles, caresse une fleur ou plonge les mains dans un ruisseau, mais en ville les contacts sont plus rares et moins sensuels, même si certains dans des lieux privilégiés aiment à « prendre le pouls des matériaux, saisir la chaleur ou la froideur d’une vitre, entendre du bout des doigts la respiration d’un arbre, acquérir le sentiment de la solidarité du construit, comme pour s’assurer de la réalité de la ville, de la naturalité de cet artifice suprême, en quelque sorte11 ». Cependant, marcher confronte à la chaleur, au froid, au vent, à la pluie, la ville manifeste sur la peau une tactilité changeante selon les moments du jour et les saisons, mais aussi selon l’état physique de l’individu fatigué, fiévreux, vivifié par le soleil ou l’averse. L’ouïe, hormis dans quelques lieux préservés, n’est guère à l’abri des brouhahas de la circulation routière ou de la musique des galeries commerciales12. Le toucher n’est pratiquement jamais sollicité, inquiétant les parents des enfants touche-à-tout. Nombreux sont en ville les « non-lieux » en termes de sociabilité et de sensorialité, espaces désodorisés, aseptisés, désertés par les piétons : quartiers résidentiels ou de grands immeubles.

Bachelard parle de la ville comme d’une « mer bruyante ». L’homme qui marche en ville baigne dans une sonorité souvent vécue à la manière d’un désagrément. Le bruit est un son affecté d’une valeur négative, une agression contre le silence ou une acoustique plus modérée. Il procure une gêne à celui qui le subit sur le mode d’une entrave au sentiment de sa liberté et se sent agressé par des manifestations qu’il ne contrôle pas et s’imposent à lui, l’empêchent de jouir paisiblement de son espace. Il traduit une interférence pénible entre le monde et soi, une distorsion de la communication par laquelle des significations sont perdues et remplacées par une information parasite qui suscite le malaise ou l’irritation. Le sentiment du bruit apparaît lorsque le son environnant perd sa dimension de sens et s’impose à la manière d’une agression laissant l’individu sans défense13. Certains quartiers, certaines rues dispensent ainsi des ambiances sonores contrastées.

Villes d’ailleurs

Marcher dans les villes asiatiques, je pense surtout à l’Inde, confronte ceux qui ne leur sont pas familiers à ce qui peut paraître de prime abord un formidable désordre avec des trottoirs souvent inexistants ou investis par une foule de véhicules ou de marchands, à moins qu’une échoppe n’en profite pour exposer ses produits. Outre les motos, les camions, les bus, les rickshaws, les voitures, les vélos, les mobylettes, les chariots tirés par des buffles, des chevaux ou des chameaux, etc., les rues sont investies également par les vaches, les zébus, les buffles, les chèvres, les chiens, les poules, etc., dont les excréments jonchent parfois l’espace, et la Cour des Miracles de la foule sur les trottoirs. Extraordinaire collage qui se résout en faveur le plus souvent des animaux, des vaches notamment qui même sur de grands boulevards, où elles s’étendent parfois pour se reposer imposent le respect. Les déchets sont souvent abandonnés sur les trottoirs ou au bord des routes. Pour un Occidental le spectacle est partout. L’odorat est aussi stimulé mais de façon contradictoire selon les lieux : odeur des piments, des fruits, des innombrables fleurs, mais aussi des pots d’échappement, des fumées de pneus brulés, des nombreux dépôts d’ordures. Certaines rues de Madras, de Bombay, de Katmandu, etc., sont même irrespirables à cause des embouteillages et des odeurs ou des fumées de gasoil ou d’essence à telle enseigne que leurs habitants eux-mêmes commencent depuis peu à marcher avec des mouchoirs ou des masques sur le nez pour fuir une pollution que la chaleur rend d’autant plus insupportable. Mais ce sont aussi, dans les lieux plus tranquilles, les fragrances des encens qui brulent un peu partout, notamment sur les autels des trottoirs ou dans les temples avoisinant les trottoirs, les odeurs des plats de la cuisine de rue, ou les émanations des matériaux ou des outils utilisés par les artisans aux ateliers ouverts, etc. « Tous ces flux odorants tracent dans la ville une cartographie mouvante et inépuisable, des notes de senteurs puissantes, fragiles et éphémères, non encore inscrites sur aucune carte géographique. Ces odeurs sont sans cesse enrichies par la perception que l’on en a, contrariée par des facteurs d’ordre naturel et incontrôlables, souffle des vents, brise marine, taux d’humidité, et enfin amplifiée par le délai d’enlèvement des ordures14 ». Aucune de ces odeurs n’est perçue comme malodorante, une odeur est d’abord du sens, et ici infiniment varié dans ses déclinaisons mais il renvoie à l’évidence du monde, non à une morale.

Odeurs urbaines

Contrairement à d’autres sociétés qui poussent loin l’art des odeurs, et dont les rues ou les maisons sont emplies d’exhalaisons de toutes sortes, les sociétés occidentales ne valorisent pas l’odorat15. Elles sont ce dont on ne parle pas, sinon pour établir une connivence autour d’une puanteur. Elles relèvent moins d’une esthétique que d’une esthésie, elles agissent souvent hors de la sphère consciente de l’homme, orientant à son insu ses comportements. Les exhalaisons d’un lieu disent sa dimension morale, le climat affectif qui l’enveloppe. Elles donnent envie de s’y installer à demeure ou de le fuir, elles incitent à l’abandon ou à la méfiance, elles induisent l’inquiétude ou la détente. L’odeur est un marqueur d’atmosphère, une induction d’ambiance, elle est une enveloppe de sens qui oriente la tonalité affective du moment. Plus que les autres sens, l’odorat souligne une tonalité particulière, un rapport au monde. Sans lieu précis, volatile, atmosphère se répandant autour d’une zone simultanément localisée et indéterminée, l’odeur est diffuse dans l’espace, elle imprègne les objets, les révèle, elle n’est pas enfermée dans les choses comme le goût, ou à leur surface comme la couleur, elle en est une enveloppe subtile, flottante dans l’espace, elle pénètre l’individu sans qu’il puisse s’en défendre. En identifier la source exige de tourner autour, de la chercher parfois sans certitude tant elle déborde son origine. Elle envahit celui qui la sent, pour le meilleur ou pour le pire. Elle détermine l’ambiance affective d’un lieu ou d’une rencontre car elle incarne une morale aérienne, puissante dans ses effets même si elle est toujours mêlée d’imaginaire et surtout révélatrice de la psychologie de l’homme qui sent. Ce n’est jamais l’odeur qui sent mais la signification dont elle est investie.

Selon l’emplacement de la ville, les quartiers, les rues, un décousu d’odeurs accompagne le marcheur. Les classes populaires étaient réputées dégager des odeurs fétides. Il y a encore quelques décennies, les villes possédaient des quartiers où dominaient des activités qui suscitaient des émanations olfactives spécifiques : les zones de marchés, les halles, le quartier des tanneurs ou des teinturiers, etc. Le passage d’un quartier à un autre marquait une subtile frontière olfactive. Désormais les transitions sont plus insensibles, les odeurs sont plus nomades que locales, elles fluctuent sur quelques dizaines de mètres quand elles sont présentes. Les échoppes laissent leur signature olfactive dans les environs selon les heures du jour : odeurs de mouton grillé, de saucisses, de poisson, odeurs sucrées des brioches, des pâtisseries, effluves du pain débordant le four, etc. Parfois ce sont les plats mijotant sur le feu qui diffusent leur invitation au-delà des fenêtres ouvertes et plongent le passant dans une rêverie culinaire, odeurs d’épices, de sauces, odeurs de fêtes. Elles font regretter que le piéton ne sache se nourrir olfactivement, à l’image des dieux, car ces festins seraient alors sans mesure et à la disposition de la griserie du premier venu, quelle que soit sa fortune. Mais certaines odeurs sont artificielles et diffusent leurs arômes autour d’une boutique à travers une diffusion chimique efficace mais qui n’anticipe en rien le goût des produits. Le merveilleux goût de pain qui s’exhale n’a parfois rien à voir avec le pain que le client achète.

Au fil du trottoir ce sont les exhalaisons parfumées des passantes, les odeurs de savons ou de lotions plus banales et moins enclines à susciter l’imaginaire. Mais les hommes ne disposent pas en principe des qualités olfactives absolues d’un Grenouille, le personnage de Patrick Süskind16, pour mettre à nu sans complaisance chaque piéton en faisant de l’odeur intime de chacun la part sensible de l’âme. Odeurs saisonnières des arbres, des fleurs, des feuilles, des fruits, odeurs de la terre après la pluie, des égouts trop gonflés, odeurs de la terre desséchée. La ville possède ainsi ses maigres réserves de nature, les jardins publics, bien assagis et règlementés, mais lieux odoriférants selon les saisons et les arbres ou les fleurs qu’ils proposent.

Des odeurs plus courantes naissent des pots d’échappement des voitures ou des motos. Parfois ce sont aussi les émanations peu ragoutantes des usines proches, celles pénétrantes d’une tannerie, d’une entreprise de traitement de produits chimiques. Certains lieux n’échappent pas aux émanations olfactives portées loin par le vent ou leur volatilité qui viennent d’abattoirs, d’usines d’équarrissage ou de produits chimiques, parfois même très éloignés. Certaines odeurs se font encore sentir à des dizaines de kilomètres de leur source. Mais parfois l’odeur est une signature de la production locale, ainsi quand les brasseries étaient encore actives, Schiltigheim, en Alsace, s’imprégnait d’une légère odeur de houblon qui s’est fait de plus en plus rare au fil des années avant de disparaître avec les fermetures successives des brasseries. Chaque ville dispense ainsi son histoire et sa géographie olfactive.

Penser la sensorialité urbaine à l’échelle des piétons ou des flâneurs relève d’une poétique du monde, la traversée d’ambiances successives, toujours en lien avec l’humeur, la sensibilité, le rythme des pas. Mais aussi à la condition sociale, au genre, à l’âge…

Introduction, Claire Calogirou et Élodie Vaudry Le point indivisible : entre punctum proximum et punctum remotum, Christophe Genin