Le point indivisible : entre punctum proximum et punctum remotum

Christophe Genin
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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« Si on considère son ouvrage incontinent après l’avoir fait on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on (n’)y entre plus. Ainsi les tableaux vus de trop loin ou de trop près. Et il n’y a qu’un point indivisible qui soit le véritable lieu.
Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de la peinture, mais dans la vérité et la morale qui l’assignera ? »
Pascal1

Le point juste

Commençons par un petit exercice de reconnaissance et d’interprétation en partant d’une expérience de visibilité.

Je flâne sur le caillebotis de la plage de Bonne Source à Pornichet, en Bretagne Sud, entre ville et océan. Et je tombe nez à nez sur une mosaïque (fig. 1).

1  Vue panoramique d’une mosaïque collée sur tourelle de bunker, pièce anonyme et non autorisée inspirée de Magritte; promenade publique de Pornichet (Loire-Atlantique). Photographie numérique de Christophe Genin, 2020

« Nez à nez » signifie ici un face-à-face si rapproché qu’une perception du détail, en l’occurrence des tesselles aux couleurs variées, obstrue la compréhension de l’ensemble. Je peux bien identifier une technique artistique – une mosaïque ordonnant des tesselles –, des couleurs – bleu de France, aigue-marine, vert d’eau, jaune Nankin, ocre brun, etc. –, des suites ou des contrastes chromatiques, mais je ne peux définir une figure et encore moins une narration.

Tout est affaire de distance, dira-t-on. Mais de quelle distance s’agit-il ? D’une distance physique ? Du point de vue optique (si je puis parler ainsi), mon œil peut accommoder et je suis donc au punctum proximum, le point établissant l’écart minimal entre une vision et une distinction. Pourtant si ma vue perçoit quelque chose et peut identifier cette chose, ma visée, comme noèse intentionnelle projetant une requête de sens sur le monde perçu et senti, reste muette : non pas vide puisque j’ai bien une perception que je peux rattacher à une chose du monde (l’art de la mosaïque), mais muette puisque cette perception ne fait pas sens sans attache à un système d’intelligibilité ou une sémiotique. Dans ma sensibilité, il y a donc une dissociation entre la sensation et la signification, entre ma prise de conscience et ma compréhension.

Dois-je en rester là ? Poursuivons l’expérience en prenant du recul, au sens propre et au sens figuré. En effet, je peux supposer que ce carrelage répond à une intention et donc fait signe vers un sens possible, signe qui finira par s’éclaircir : ce sera une copie d’un tableau de Magritte, Le fils de l’homme (1964, h/t, 116 × 89 cm, coll. part.), isolant le seul portrait.

Un éloignement progressif de mon corps, pas à pas, me laisse voir des formes qui se dessinent, se composent puis prennent sens. Mais jusqu’où vais-je m’éloigner ? Si je m’éloigne indéfiniment, je perds de vue l’objet, confondu avec son environnement. Il y a donc un punctum remotum qui marque la limite du visible identifiable. Ma sensibilité esthétique, comme corrélation entre une sensorialité et une intelligibilité, se tient donc entre deux limites, entre deux points : en deçà du premier et au-delà du second, l’identification n’opère pas. Celle-ci requiert une mise au point : ce point juste qui, selon ma position, l’éclairage et ma vitesse, me livre la clé de la compréhension de l’objet ou de l’œuvre visible. Par « point » nous entendons, au-delà de la définition optique qu’il reçoit, une netteté intellectuelle, i.e. notre capacité à distinguer, à identifier une forme, à interpréter un sens.

Que je procède par éloignement d’une forme indistincte, car trop détaillée, vers une figure reconnue car elle constitue un ensemble cohérent, ou que je procède par rapprochement d’une forme indistincte, car indifférenciée de son contexte, vers une figure identifiée, dans les deux cas ce mouvement atteint un point d’équilibre entre le proche et le lointain. Mais ce lointain peut lui-même absorber une pièce qui sera visible mais escamotée par un motif plus attrayant pour ma sensibilité.

En réalité ce focus est beaucoup plus complexe qu’un simple réglage optique car de multiples paramètres interviennent et interfèrent.

On a coutume de classer le street art dans les arts visuels ou les arts graphiques : ceux qui sont produits par la main et s’adressent prioritairement à la vue. Mais qu’est-ce que voir ? Quel exercice de la vue suppose à la fois l’apposition d’une pièce de rue et sa réception ? Le regard que pose l’artiste sur sa pièce ne correspond pas à celui du spectateur. Pour les œuvres monumentales, l’artiste est généralement sur une nacelle mobile, un échafaudage, des cordages, il ou elle peut en descendre, prendre du recul, voir ses effets graphiques et esthétiques avant de reprendre son labeur. Son œil guide son jugement, et son jugement guide sa main. Pour les œuvres de moyen format, l’artiste peut mettre en regard son esquisse située dans son téléphone portable et la pièce qui apparaît. Il ou elle peut descendre de l’échelle pour corriger ici une courbe, là un coloris. Pour les œuvres de petit format, souvent préparées à l’atelier (petit pochoir, mosaïque, carton), le regard de l’artiste cherche le bon angle et la bonne hauteur. Lors de ses repérages, l’artiste peut même anticiper le regard spectateur pour que l’œuvre soit évidente ou au contraire discrète. En revanche, le premier regard spectateur ne décide rien : il est peu ou prou surpris. En effet, dans le monde des villes, notre sensibilité est en éveil quand nous flânons à la découverte d’un nouveau lieu. L’ignorance sollicite nos sens : des points de vue, des coloris, des bruits et des musiques, des odeurs et des parfums, des textures de murs ou de sols. En revanche, dans un lieu connu, nous fonctionnons souvent avec parcimonie, la routine optimisant nos déplacements en nous anesthésiant : nous ne sommes plus ravis par le tiède parfum de la farine du pâtissier et n’entendons plus les clameurs joyeuses des enfants dans la cour d’école. Le street art va contre cette anesthésie. Son irruption inopinée aiguise nos sens, qu’on s’en plaigne (la violence du vandalisme) ou qu’on s’en satisfasse (l’esthétique de l’espace public). Contrairement à un cliché répandu aujourd’hui selon lequel c’est le spectateur qui fait l’œuvre (il ne la « fait » pas, il l’interprète), dans le street art c’est l’œuvre qui fait le spectateur.

Toutefois elle ne le fait pas selon un principe de détermination ou de conditionnement, mais dans une relation de jeu entre une contrainte et une liberté.

En effet, la perception d’une pièce de street art est d’abord une expérience citadine, c’est-à-dire une rencontre en déplacement. Si elle n’en est pas une condition sine qua non, cette dynamique est néanmoins la condition première de l’expérience citadine : celle des trajectoires en mobilité, en intersection, en dérivation.

Elle diffère d’une perception dans un musée, une église ou un palais dans lesquels ma sensibilité peut être en arrêt devant une œuvre et est préordonnée par un architecte qui anticipe et détermine mon point de vue par une mise en espace, une scénarisation et une scénographie. Sans que je m’en aperçoive à première vue, ma sensibilité est préconçue par ce plan d’architecte, à la manière de Le Nôtre qui distribuait au gré des perspectives et de son concept des vues d’ensemble ou des dévoilements singuliers. Devant une collection constituée en exposition, je me poste devant l’œuvre et – s’il n’y a pas trop de monde qui encombre ma vue – j’ai tout loisir de m’attarder, de sorte qu’une perception première suggérant un jugement esthétique prompt (cela me plaît ou me déplaît) peut évoluer, s’affiner, changer du tout au tout. Dans le couvent San Marco à Florence, je peux venir et revenir dans le cloître, dans les salles et les cellules, par un cheminement physique, esthétique, spirituel. Le temps de ma sensibilité dans des pièces dédiées aux collections est celui de l’approfondissement. Je peux même revenir de sorte que ces perceptions réitérées, soit lors de la même visite soit lors de visites répétées, vont faire de mon goût pour l’œuvre une connaissance de l’œuvre, de l’artiste, du musée lui-même. Cela vaut aussi bien pour une œuvre patrimoniale (une sculpture du Bernin dans une église, une œuvre moderne, les Nymphéas à l’Orangerie) que pour l’œuvre modeste d’un peintre du dimanche.

La sensibilité pour une pièce de street art ne se réduit pas au jugement esthétique tel qu’il put être conçu par des philosophes anglais (Burke ou Hume) ou allemand (Kant ou Schelling), i.e. celui d’un sujet en état de dégustation, de délectation, de contemplation, donc un sujet au repos, là où la sensibilité street artiste est celle d’un acteur en mouvement.

Encore faut-il que cet acteur citadin puisse se rendre présent et disponible au paysage urbain de sa ville et mettre entre parenthèses ses préoccupations affairées. Une scène illustre cela dans Taking off de Milos Forman (USA, 1971, 93 min) : le père inquiet qui parcourt les quartiers des toxicomanes de New York à la recherche de sa fille fugueuse ne voit pas les tags et graffs qui recouvrent les murs de Greenwich Village et qui signifient au spectateur du film que nous sommes dans un « mauvais » quartier.

Le street art présente une friction entre deux principes de mise en œuvre.

D’un côté, l’art urbain (au sens propre et historique du mot en français) qui est le plan d’architecte qui conçoit et exécute un ordre d’urbanisme par l’organisation de l’espace public et des points de vue, lequel influence les comportements des habitants en organisant une circulation d’ensemble ponctuée de vues préconçues (veduta, belvédère, panorama, etc.). L’art urbain va de haut en bas, des décisions des édiles aux habitants qui voient et vivent l’urbanisme comme un art total : architecture, sculpture, fresques, parc et jardins (topiaires, fontaines, etc.).

D’un autre côté, l’art citadin (street art) qui, sans prévenir, en allant du bas vers le haut, en partant des désirs mêmes des habitants jusqu’à troubler l’ordre des édiles, s’inscrit dans l’art urbain – ou le non-art urbain ! – de trois manières.

a/ Par recouvrement : l’appropriation de l’espace public par des écritures, gravures, peintures, affiches, autocollants, etc. Ce recouvrement oblitère, ou occulte le champ du visible, jouant ainsi sur la sensibilité des citadins. Leur perception est alors soit modifiée, une vue remplaçant une autre, soit altérée et composée, une vue se mêlant confusément à une autre. Ce recouvrement est un manifeste dont le but est de s’imposer à une instance de réception. Ce manifeste veut donc en mettre « plein la vue », i.e. saturer au premier regard la perception, la vigilance, la prise de conscience du spectateur par des couleurs vives ou contrastées, par des virtuosités graphiques, par des emplacements évidents, etc. On pourrait dire qu’on est dans une esthétique du « m’as-tu-vu » cherchant l’effet immédiat et à tout donner dans la première et dernière impression. Le seul instant de la perception doit coïncider avec le temps de la sensibilité spectatrice (fig. 2).

2  Petite fille au papier peint, pièce non signée attribuée à Banksy, dégradation anonyme, pièce aujourd’hui effacée. Photographie numérique de Christophe Genin, Paris, Porte de la Chapelle, 2018

Banksy a justement thématisé ce recouvrement par la figure d’une petite fille migrante (Porte de la Chapelle) recouvrant un svastika nazi d’un jet aérosol en motif de papier peint rose (la rue est sa chambre). Ce manifeste altermondialiste, didactique et coloré était mis en exergue sur la place même où les migrants se réunissaient. En bon communiquant, et en jouant sur notre sensibilité et notre compassion, en mêlant la figure d’une enfant à la rue menacée au symbole du despotisme meurtrier, Banksy pensait plaider une bonne cause. En fait, son recouvrement fut lui-même l’objet d’un recouvrement par des migrants – paraît-il –, lassés d’être un « spot » de street art pour touristes.

Le point de vue physique est alors l’objet d’un conflit entre points de vue moraux ou politiques.

La réponse des édiles est de faire de ce recouvrement citadin un principe de néo-art urbain. C’est le cas célèbre de Jérôme Coumet dans le 13e arrondissement de Paris, et ce principe est aujourd’hui repris par des villes touristiques pour neutraliser le street vandale et habiller des murs lépreux, tel le mur de Katre à La Baule. Ce recouvrement officiel, comme art urbain, prédétermine un focus de visibilité.

Cette volonté patrimoniale, muséale, curatoriale de définir un point de visibilité peut aller jusqu’à la recherche d’un point de vue absolu et du coup un point de vue invisible au-delà de la sensibilité de tout spectateur.

Ce paradoxe est devenu un principe d’action pour Ella et Pitr ou Jorges Rodriguez Gerada dont les fresques peintes sur des toits sont invisibles par les citadins car visibles seulement par les drones, les ULM ou les satellites, fresques pour catalogues ou sites web, mais non pas pour le public. Ces prouesses d’anamorphoses, de taille participent d’un guide des records mais constituent la limite externe du street art par cette volonté de ne pas tenir compte de l’interlocuteur public.

Inversement le recouvrement spontané, comme art citadin, va se créer comme focus. La preuve en est que les graffs ou les fresques ne se restreignent pas aux cadres et encadrements d’un bâtiment (fenêtres, gouttières, décrochements, etc.), mais débordent en absorbant un relief préexistant (à la manière des peintures pariétales ou rupestres qui compensaient les irrégularités des roches et parois).

b/ Par infiltration : les pièces sont beaucoup plus discrètes par leur taille ou par le choix d’emplacement et se glissent ou s’immiscent dans les interstices urbains. Leur présence est plus discrète et se découvre plus par un effet de surprise. Ainsi bon nombre d’artistes (tels Oré, Le Diamantaire, Gézup) placent leurs œuvres à plus de 4 m de hauteur puisque les contrats de nettoyage des façades s’arrêtent à cette hauteur. (J’ai moi-même observé un Space Invader, avenue de Breteuil à Paris, être nettoyé et remis à neuf par l’entreprise qui ravalait l’immeuble sur lequel la céramique était collée).

De telles œuvres ne sont pas immédiatement visibles parce qu’elles s’inscrivent dans la sémiotique des villes de manière subreptice et supposent un temps de réflexion.

Ainsi Jinks Kunst, tout comme Clet Abraham, détourne des panneaux par une surcharge de figures qui produisent une requalification du sens. Il introduit du comique dans une signalétique de l’autorité contraignante, donc une forme de dérèglement du règlement.

En revanche, Morèje, par ses mosaïques de format confidentiel, comme celle en hommage à Jean-Jacques Razafindranazy, construit avec patience et persévérance des parcours de mémoire dans les villes. Il introduit du tragique dans une insouciance urbaine pour peu que le spectateur porte attention à ces vignettes. Le recours au format d’une miniature est volontaire tant par le lien avec une histoire de la mosaïque que par la quête d’un regard de proximité, l’œuvre étant intégrée au mobilier urbain comme les statuettes votives ou des icônes dans des niches. Un tel street art chargé de spiritualité s’inscrit dans une tradition des arts populaires.

Ayant besoin d’être détectées par une attention à la vie d’une ville, ces œuvres ne s’adressent pas immédiatement à ma sensibilité. Elles se méritent. Je peux rire ou je peux me recueillir uniquement si je considère que la ville n’est pas un espace neutre de circulation aveugle (« Circulez, il n’y a rien à voir ! »), mais un champ dialogique par le biais de signes et de figures. Je ne suis plus dans la surprise soudaine, mais dans le dévoilement progressif d’un peu à peu, d’un pas à pas.

Souvent de telles œuvres s’inscrivent dans une série, i.e. que la découverte d’un élément nous situe dans une trajectoire – parfois un jeu de piste ! – qui suppose la totalité de la série pour lui donner son sens intégral. D’où un double point de vue : particulier pour chaque pièce, global au plan de la série, sachant que le spectateur n’aura jamais ce point de vue surplombant, holistique et omniprésent lui permettant d’embrasser d’un regard toute la série. La série est donc une reconstitution intellectuelle ou imaginative a posteriori.

Autant le recouvrement se donne dans une continuité spatiale et temporelle, autant l’infiltration peut apparaître comme intermittente, au gré des opportunités.

Cela peut être le cas de James Colomina dont les figurines mélancoliques sont repérables par leur couleur rouge mais difficiles à observer car situées dans des endroits peu accessibles. Dans un registre plus ludique Les Oides numérotés de Charles Cantin, qui procèdent par recouvrement ou par infiltration, scandent les promenades et flâneries des familles et forment un jeu (la collection de figurines) multipliant alors les puncta et les inversions de regard (comme le panneau visible depuis une cour d’école donnant sur le sentier des douaniers).

c/ Par disruption : les pièces combinent les deux effets, dans une troisième modalité spatiale et temporelle.

Prenons le cas de pièces pornographiques attribuées à Bonom à Bruxelles. Elles recouvrent bien des façades aveugles de la ville, mais en hauteur, non situées dans l’axe visuel ordinaire du piéton. Bien au-delà du punctum proximum, elles échappent à la vue, et sont en ce sens invisibles ou du moins peu lisibles. Toutefois, étant placées dans des axes urbains, elles s’infiltrent dans une perspective pour en casser le point de fuite, l’œil s’arrêtant alors sur cette bizarrerie, et, la curiosité aidant, l’œil discerne alors des stupra tout à fait dans la tradition de l’humour belge…

L’ordre des rencontres

Nonobstant ces distinguos dans les modalités spatiales ou temporelles, ces œuvres citadines relèvent de la rencontre. De la rencontre, cette perception a le caractère occasionnel, temporaire, furtif. L’instant de la rencontre est ce point fugace qui contient le tout de ma sensibilité. L’œuvre apparaît et disparaît dans le moment de ma mobilité, dans l’éphémérité de la rue, dans l’effacement progressif des intempéries.

Dans l’étude des pièces de rues, en nous nous restreignant à la dimension visuelle (excluant ainsi les performances, accompagnements sonores), comment penser la relation entre position et perception, c’est-à-dire entre l’emplacement choisi par le street artiste et la capacité de sentir et de concevoir du spectateur ? Une fois posée, l’œuvre de street art est généralement fixe tandis que le spectateur est généralement mobile, que ce soit à pied, à vélo ou sur un engin motorisé.

À quelle hauteur se trouve une pièce : au sol sur le trottoir, à hauteur d’yeux, le long d’une façade, tout en haut d’un immeuble ? Ma vigilance de piéton concentre le plus souvent mon attention sur ce qui est à hauteur d’yeux. En revanche, ma vigilance d’automobiliste peut être attirée par des graffs posés sur les murs antibruit ou des tabliers de pont sur l’autoroute.

À quelle distance : à quelques centimètres, à des dizaines de mètres ? Une miniature vue de loin ne sera pas détectée ; inversement, une fresque monumentale vue de près sera indiscernable.

À quelle vitesse peut-on la percevoir : à l’arrêt, à 30 km/h, à 100 km/h, à 300 km/h, sachant que le temps de ma reconnaissance, donc de mon interprétation visuelle ne coïncide pas nécessairement avec celui de la perception simple ? Quelle peut être ma sensibilité à un graff entraperçu depuis un TGV à 320 km/h ?

Du déplacement, cette perception présente des sortes d’incomplétudes car le temps de réaction de ma vue peut être inférieur à la vitesse de déplacement. Et le déplacement peut être :

La perception fugace laisse une impression lacunaire, et suppose donc une mémoire des lieux et un retour pour prendre le temps d’une perception pédestre.

Qui plus est, le street artiste choisit l’emplacement en fonction d’une surface disponible, d’une hauteur et éventuellement d’une profondeur (par exemple, dans un renfoncement, au fond d’une impasse, ou un bas ou haut relief), donc en trois dimensions, tandis que la perception première du spectateur est généralement frontale et en deux dimensions.

Le déplacement peut être aussi en largeur, en hauteur, en profondeur. Que puis-je voir des Yeux de JR à Valenton, sur des cuves le long de la ligne TGV (fig. 3) ?

3  Vue panoramique d’une oeuvre de JR : gros plan d’yeux. Photographies imprimées sur bâches collées sur cuves, Valenton, 2014. Photographie numérique de Christophe Genin, prise depuis un TGV en mouvement, 2022

Juste un regard qui m’étonne, m’interpelle et me fascine ; mais je ne vois pas le reflet du photographe dans la pupille ni les doigts qui cernent cet œil. Ici mon déplacement en largeur, s’il me met à la bonne hauteur pour voir les photographies, ne me permet pas d’en voir la profondeur et sa grande vitesse réduit le perçu à un simple aperçu. Cette expérience esthétique en réduction est donc lacunaire et appauvrie quand elle n’est pas oblitérée par un environnement naturel ou industriel.

Le principe de relativité

À cet égard, la perception citadine relève bien d’un principe de relativité tel qu’il fut pensé par Galilée : l’observation, c’est-à-dire le rapport entre un point de vue et un objectif visé, dépend de conditions spatiales et temporelles.

En effet, la perception du spectateur relève d’un tel principe de relativité : l’œuvre d’art citadin est perçue – ou non –, selon sa position (en longueur, largeur, hauteur et profondeur) au regard de celle du spectateur. En outre, la vitesse de déplacement du spectateur conditionne la perception – ou son impossibilité –, de l’œuvre. Aux paramètres géométriques s’adjoint un paramètre cinétique, et même un paramètre psychologique selon la capacité d’attention ou de distraction du spectateur.

En termes classiques, nous pourrions dire que la perception d’une pièce d’art citadin dépend d’un point de perspective sciemment choisi par l’artiste qui surcharge ou subvertit celui qui est produit par l’ordre de la ville. Ce point juste se tient entre un punctum proximum et un punctum remotum, en deçà ou au-delà duquel la perception n’est plus possible, et l’œuvre devient alors insensible. Mais s’il y a bien un « point indivisible », pour reprendre la formule de Pascal, il reste paradoxal car il suppose de la part du spectateur de rendre coïncidentes la perception urbaine fugace, aléatoire et la considération esthétique ralentie et investigatrice.

Les œuvres d’art citadin ont ainsi deux modes de sensibilité : une sensibilité naturelle ou physiologique qui relève des stimuli occasionnés par le brouhaha urbain, et une sensibilité morale qui relève de l’attention que nous accordons aux pièces de rue selon la satisfaction esthétique (morale ou politique) qu’elles nous apportent ou que nous en espérons. La première relève le plus souvent de la rencontre inopinée ; la seconde, de la rencontre avertie.

Différence entre le champ et la scène

On a pris l’habitude aujourd’hui de parler, à propos du street art, d’une « scène de l’art urbain », comme si la rue était une scène de théâtre pour des performances ou une scène d’exposition pour des accrochages. Cette notion de scène suppose un espace qui définit a priori les limites du visible :

Or, cette scène n’existe pas dans le street art où l’artiste part de l’existant pour se l’approprier et construit un point de vue ad hoc, au gré des circonstances. Il nous semble qu’interpréter le street art comme « scène » répond à une volonté de le patrimonialiser comme si les pièces de rue répondaient à un dessein urbanistique global et faisait de la ville un musée à ciel ouvert (c’est d’ailleurs le titre du M.A.C.O. à Sète), show-room paisible et immuable. En ce sens la confusion entre street art et « art urbain » me semble significative, là où il s’agit souvent d’un néo-muralisme officiel, d’un art contemporain fait « à la manière de la rue ». En revanche, le street art est un champ de forces et d’interférences sans cesse en changement. Il suppose de la part du spectateur d’entrer dans le jeu. C’est toute la différence, à l’occasion des attentats de Paris en 2015, entre la scène de Shepard Fairey qui recouvre officiellement un immeuble d’une Marianne kitsch et le champ de Raf Urban qui proposa une Marianne métisse, sorte de Gorgone en résistance. D’ailleurs, les street artistes ne s’y sont pas trompés qui ont rectifié l’œuvre de Fairey en y ajoutant des larmes de sang, lequel a neutralisé cet ajout pertinent en le réduisant à une goutte bleue (emprunt à Enki Bilal ?) aussi visuelle que hors sujet.

Le cas le plus patent de différence entre scène et champ est celui de Blu à Berlin (fig. 4).

4  Vue panoramique de l’auto-éradication d’une oeuvre de Blu, passée au noir, Berlin,  2014. Photographie numérique de Christophe Genin, prise au début de la promotion immobilière, Berlin, 2014

Alors qu’une promotion immobilière voulait réduire son œuvre monumentale à un argument de vente comme scène artistique « vandale » le long de la Spree, il a de lui-même réduit à néant un tel détournement capitalistique pour en faire l’ironie plus loin : le mur de la honte est devenu le mur de l’argent.

Le champ du street art est profondément stochastique : non seulement par une apparence d’aléa dans ses réalisations, dans ses rencontres, dans son devenir (des Banksy sont sauvés par la police quand d’autres sont lessivés par les services municipaux de nettoyage), mais encore par l’indétermination de ses pratiques novatrices.

Faire de ce champ une scène répond au vœu des ingénieries culturelles qui veulent réduire l’espace de la ville à un circuit déterminé, déterministe, calculable propre à distribuer régulièrement des flux touristiques (du tourisme de masse au tourisme affinitaire) rentables. Depuis plusieurs décennies maintenant, des tour-opérateurs organisent à Berlin Paris, Londres, Lisbonne des visites « alternatives », muséifiant des pratiques spontanées – sans rétribuer les artistes évidemment – pour réduire de l’accidentel, de l’occasionnel à du préconçu.

La sensibilité dans la production et la réception du street art doit rester un libre jeu de l’offre et de la découverte. Ce libre jeu à ses règles. La destruction du street art est moins dans son nettoyage, car Ella et Pitr ont montré que des artistes pouvaient penser leurs œuvres comme mortelles, que dans sa détermination comme art programmé.

Entre le proche et le lointain, entre le fixe et le mobile, le point juste n’est pas celui qui est assigné par une « offre culturelle » mais celui qui est apprécié par une instance de réception pour que la bohème reste la dimension de l’art et la flânerie, celle du plaisir esthétique.

Expériences sensorielles de la ville pour le piéton, David Le Breton Outrage on the Streets: Disobedient Parisians and the outrages par paroles, Elizabeth Sage