Introduction

Claire Calogirou et Élodie Vaudry
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L’année écoulée au Centre allemand d’histoire de l’art, DFK Paris, pour laquelle j’ai [Claire Calogirou] eu le plaisir d’être référent, était fondée sur le street art ; cet intitulé nous a conduits à nous interroger sur ce terme et son sens. Contesté par les uns, largement utilisé par les autres en raison de la commodité de son emploi ; c’est un mot qui embrasse large, très large.

Il est intéressant de revenir sur les prémices de ce terme : le graffiti, writing, comme mode de poser/imposer son nom, dans l’espace public, nom choisi, souvent difficile à lire pour le passant. Il n’est pas question ici de refaire une histoire du graffiti, des formes, des lettrages, des outils… Cependant, il est important de rappeler qu’au côté de cette écriture urbaine venue de New York et Philadelphie, d’autres formes d’inscription ont coexisté dans les rues : peintures murales, pochoirs, affiches, mosaïques, slogans et affiches politiques, messages de colères, messages amoureux… Revenir sur le graffiti, c’est observer la complexification qu’il a opérée. En effet, l’histoire du graff, sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui, apparaît dans les années 1960. Il perd progressivement sa fonction de marquage de territoire de bandes pour devenir une façon systématique de poser sa signature dans les endroits de visibilité, toujours en recherche d’originalité et de créativité, d’innovation de techniques et de styles. L’insurrection par les signes, dirait Jean Baudrillard1. Ainsi, depuis la simple écriture, le graffiti ou writing se développe vers la fresque avec ses personnages, ses paysages. Puis, il glisse du mur vers l’atelier et la réalisation de tableaux. Le montage associatif permet aux graffeurs de vivre de leur art et savoir-faire. Alors ce qui était au départ une passion, un cri, un jeu est devenu un marché et une mode, d’où ce terme de street art. Mais le graffiti est et reste une activité de circulation, d’exploration, d’aventure : répandre sa signature pour qu’elle soit vue par le plus grand nombre.

Finalement, et c’est cela le plus important, au cours de l’année qui vient de s’écouler, les travaux des boursiers du DFK et ceux de leurs invité.e.s. ont alimenté nos observations sur un ensemble de pratiques d’usages et de manières de vivre la ville. Leurs analyses et les échanges qui en sont suivis, ont constitué de fructueuses réflexions sur le rapport l’environnement urbain : autant de regards sur la ville, son architecture, ses rues, ses murs, autant de façons de s’emparer de la ville et/ou d’inscrire un mode de vie ; autant de manières de faire, sensibles, populaires, politiques. Les pratiques urbaines qui nous ont intéressés, ces gestes graphiques, sonores, sportifs, ludiques se définissent par leur rapport à l’environnement : recherche de lieux, de moments, de formes, de sensations à travers un vécu multisensoriel/intersensoriel.

La thématique du street art proposée par le DFK nous a conduits à une interrogation sur des manières d’être et de faire. Tout au long de cette année ont été déclinées et analysées plusieurs facettes de l’art et de pratiques urbaines grâce aux travaux des boursiers cités précédemment par Thomas Kirchner, alors directeur du Centre allemand d’histoire de l’art de 2014 à 2022.

Ce qui relie ces sujets d’étude, ce sont les pratiques et usages sensibles de la ville, c’est-à-dire, les manières de s’emparer de la ville par un regard, un parcours, des écrits, une manière de faire inhabituelle, que ce soit une forme politique, esthétique, démocratique, revendicative, ludique, tout cela à la fois ; un ensemble de pratiques qui se définissent comme un regard particulier sur la ville et un mode spécifique d’occupation de l’espace public par des individus et des groupes engagés dans une activité – passion/mode de vie. Les échanges avec l’environnement sont indissociables de la quête de plaisir, d’émotions, de sensations.

Ainsi, ces pratiques ne sont pas seulement usage de l’espace, mais transformation de l’espace. L’usage qui est fait des espaces publics peut être considéré comme politique dans la mesure où cet usage provoque des rencontres entre les différentes manières d’être et d’habiter la rue… L’enjeu qui s’engage est celui d’une redéfinition plurielle de l’espace public dont Pierre Sansot disait que « l’imagination était la manière la plus forte de s’en emparer2 ». Ces pratiques contribuent à poser la question du rapport des individus à la ville, du droit à la ville, comme l’avait posé Henri Lefèvre. Il prévoyait que, « toute ville, toute agglomération a eu et aura une réalité ou une dimension imaginaire dans laquelle se résout sur un plan de rêves, le conflit perpétuel entre la contrainte et l’appropriation et il faut alors laisser place à ce niveau du rêve, de l’imaginaire, du symbolisme3 ».

Les recherches présentées par les intervenant.e.s convié.e.s par les boursiers ont largement pris part à une réflexion collective, alimentée par les différentes disciplines des intervenant.e.s et c’est leur grand intérêt.

Larrisa Kikol, critique d’art et historienne de l’art indépendante, a analysé le graffiti comme un acte performatif dans la scénographie urbaine,

François Chastanet, architecte et designer graphique, nous a emmenés sur les écritures métropolitaines et les stratégies d’invasion des infrastructures urbaines,

Vittorio Parisi, responsable des études et de la recherche à la Villa Arson – École nationale supérieure d’art, a ancré l’histoire du street art italien dans les architectures interstitielles du paysage urbain,

Béatrice Fraenkel, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), a proposé une approche critique du graffiti en s’appuyant sur les notions d’écritures exposées et d’écritures situées,

Macs Smith, chercheur au Queen’s College d’Oxford, a traité du street art comme métaphore d’une épidémie urbaine en se basant sur le concept de parasite de Michel Serres,

Denis Saint-Amand, chercheur qualifié FNRS de l’université de Namur, nous a conduits aux formes et fonctions du rire à l’aune d’écritures de la contestation (de Nuit debout aux Gilets jaunes) et de productions sauvages introduisant une perturbation dans l’espace public, tout en soulignant la place de l’humour.

Sans omettre Paula Barreiro López, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Toulouse 2 Jean Jaurès, qui poursuit une recherche comparative sur les multiples représentations des contestations internationales.

À la suite de ces conférences et des séminaires avec les boursiers, de nombreuses interrogations ont vu le jour. D’abord, il nous semble évident de questionner les pratiques urbaines au regard de la discipline histoire de l’art, particulièrement les définitions terminologiques de street art, graffiti, urban art, etc. Des termes viennent la méthodologie appliquée : comment et par quelle méthode, l’histoire de l’art peut-elle intégrer dans son champ, intrinsèquement, ces pratiques ? D’ailleurs, les street artistes et les graffeurs doivent-ils être qualifiés d’artistes et par quels termes se définissent-ils eux-mêmes ? L’emploi du masculin n’induit pas une exclusion de la représentation des femmes ainsi que de leur activité au sein de ces usages. Plusieurs échanges ont permis de soulever cette dissymétrie genrée. La marginalisation de ces pratiques et de leur réception implique forcément une réflexion sur les marges elles-mêmes, sur leurs limites sémantiques et surtout perceptives. Dans cette même veine, le cadre de l’histoire de l’art a vacillé au contact de la nécessité d’intégrer les pratiques urbaines dans les musées des Beaux-arts et de les insérer dans le marché de l’art secondaire, celui des salles de ventes officielles.

De manière concomitante, nos réflexions se sont tournées vers l’écriture. Les graffeurs utilisent des pseudonymes, stylisent les lettres et dessinent des typographies propres dont les vertus identitaires ne sont plus à souligner. « Les écritures exposées, les écritures situées4 » comme l’énonce Béatrice Fraenkel, impliquent un processus gestuel, des outils appropriés, un apprentissage de l’écrit « graffitique » et par conséquent une histoire des formes propre qu’il convient d’appréhender. Mise en branle, l’écriture se transmute sous le poids de la stylisation, se couvre d’autres graffs ou encore circule sur les trains ; autrement dit, le sens des mots entre en tension avec la graphie qui elle-même défie le mouvement du support, du passant, de l’œil et du temps. Visible, l’écriture des graffitis peut également être invisible : sa lecture se trouve masquée par le recouvrement ou par l’architecture.

L’architecture urbaine comme un espace englobant a aussi concentré notre attention. Tel un mediascape, la rue, les murs, les édifices ou encore les moyens de transports sont employés comme des espaces d’énonciation et de dénonciation. Présents ou passés, individuels ou collectifs, politiques ou non, ces messages propres aux pratiques urbaines agissent comme une mémoire mouvante, des souvenirs en passage pour le ou les auteurs et les regardeurs. Espace communautaire et espace mémoriel, ils reflètent également l’absence ; l’anonymat, l’invisibilité, l’effacement ou leur illégalité rendent compte parfois de cette présence absente. Ces supports multiples et variés se présentent comme des affordances, des indicateurs de leur utilité possible : une façade unie n’est-elle pas une page blanche qui demande son écriture ?

Ces trois grands axes de questionnements qui nous ont animés pendant une année ont abouti à celui de la sensibilité. Par leur approche sensible et sensorielle, les pratiques urbaines se définissent en rapport à l’environnement : recherche de lieux, de moments, de formes, de sensations. En effet, l’une des particularités de ces pratiques est le regard sans cesse en éveil porté aux formes et symbolismes urbains, le besoin de découvertes et de sensations nouvelles, ainsi qu’un sens des émotions et goûts partagés avec d’autres. Elles contribuent à approprier de façon ostentatoire des espaces inscrivant en quelque sorte l’espace social dans un rapport de force. La rue composante fondamentale confère une dimension esthétique, la rue fait partie intégrante de l’œuvre et de l’action.

Le graffiti, « c’est jouer sur deux choses, les mots et l’espace public, le sens des mots, la forme des lettres, les couleurs, la calligraphie5 ». L’espace public fait partie intégrante de l’œuvre, le choix de l’endroit est important. Le repérage, les multiples détails qui s’y rattachent, pour définir le « meilleur » endroit, font partie de la démarche du graffeur. « Le fait de peindre n’est ensuite qu’un moyen de s’approprier le lieu, de définir son territoire, c’est trouver un petit coin magique dans la ville et se l’offrir6 », dit Honet, de région parisienne.

Bien que son travail soit d’un autre ordre, comment ne pas penser à Jacques Villeglé artiste contemporain qui s’est singularisé, aux côtés de Mimmo Rotella et Raymond Hains, par un travail sur l’affiche, matériau de création de la rue, en prélevant sur les murs des couches d’affiches publicitaires et politiques qui ont été lacérées, puis marouflées.

Ces différentes manières d’habiter et de s’emparer de la rue nous invitent à nous interroger sur les expériences de la ville dans leur dimension politique. Les études dans le champ de l’histoire de l’art qui ne se sont, jusqu’alors, que timidement attachées à analyser la créativité de certaines pratiques urbaines en intrication avec l’espace de la ville. Richard Shusterman a montré que l’art n’est pas une expérience éthérée, mais répond à une dimension corporelle, il est « toujours le produit d’une interaction entre l’organisme vivant et son environnement. Le substrat organique est la source féconde où puisent les énergies émotionnelles de l’art7 ».

L’ensemble de ces débats articulés autour des sujets d’étude des boursiers et des conférences auxquelles nous avons assisté, ont nourri l’élaboration du congrès annuel du DFK. Ainsi, forts de ce foisonnement d’idées, nous avons construit les thématiques du congrès qui s’est déroulé les 27 et 28 juin 2022 : « Pratiques urbaines : expériences sensibles ». Quatre axes ont guidé ces deux journées : expériences sensibles, expériences esthétiques ; dialogues sensibles de l’art et du politique ; sensibilités, sensorialités, sociabilités ; sensibilités urbaines, enjeux et perspectives. La conférence inaugurale de David Lebreton, les conférences des chercheur.e.s de différentes disciplines, les artistes invités nous contant leurs démarches, tels que Mosa et Lek et Sowat auquel s’ajoutent le film d’Amine Bouziane ainsi que les photographies de Hans Maes Leo, offraient un regard renouvelé sur nos sujets de l’année, grâce à la spécificité des recherches présentées, études de terrain, apports philosophiques et historiques, témoignages.

Les réflexions sur l’urbain et le sensible se poursuivent donc dans cet ouvrage au sein duquel les interrogations sur la froideur apparente de la ville s’étiolent à mesure que la sensibilité s’éveille.

Véritable plongée dans les sens, l’article de David Le Breton, « Expériences sensorielles de la ville pour le piéton », ouvre le pas à la première partie de la publication « Perceptions urbaines ». Il invite le lecteur à regarder et à appréhender l’environnement dans toute sa sensorialité. Marcher, voire errer et activer ses sens dans l’espace de la ville revient à expérimenter le monde d’après un soi, sensible et intime. Christophe Genin poursuit cette expérimentation du dehors et du dedans en la centrant sur le street art. Dans Le point indivisible : Entre punctum proximum et punctum remotum, il lie étroitement la manière d’appréhender les pratiques urbaines avec les processus optiques et spatiaux. Voir un graffiti, puis le regarder, s’en approcher, le voir autrement et ainsi le rencontrer encore et encore, toujours différemment.

Grâce à ces clefs de méthodologie sensible, peut s’ouvrir la seconde partie « Ville et sensibilités politiques ». Elizabeth Sage dans « Outrage on the Streets : Disobedient Parisians and the outrages par paroles » et Jordan Hillman dans « Morts aux vaches : Printing anti-police graffiti in fin-de-siècle Paris » donnent une profondeur historique aux pratiques urbaines contemporaines. En revenant sur les graffitis et les dénonciations politiques lors de la Commune à Paris jusqu’à la fin du xixe siècle, les deux auteurs analysent, chacune sous des angles spécifiques, autant les discours produits par les premiers graffeurs que les archives de la police dont les termes et les descriptions employés marquent déjà un questionnement sur ces actes et leur légalité. Elles nous renvoient également à la pratique de l’écrit dans la rue effectuée par une population majoritairement illettrée ou presque.

Dans la troisième partie intitulée « Dialogues », nous avons voulu donner une place aux artistes, à leur pratique ainsi qu’à leur expérience personnelle avec le monde de l’art. Lek&Sowat se sont entretenus avec Sabrina Dubbeld et Simon Grainville. Dans un discours à la fois spontané et profondément marqué par une vive réflexion, ce duo retrace leur parcours du Mausolée à leur intervention pour le Centre Pompidou, sans oublier le Lasco Project au Palais de Tokyo et leur séjour à la Villa Médicis à Rome. S’en suit une série de trois entretiens filmés, « Murs Futurs », menés par Simon Grainville avec les street artistes Lek&Sowat, La Fleuj et Babs qui reviennent, chacun leur tour, sur leurs inspirations respectives, particulièrement celles issues de la science-fiction. Enfin, l’artiste Mosa nous présente son travail en revenant lui aussi sur ses sources personnelles, notamment ses liens avec la Géorgie, la performance et sa fascination pour les terrains vagues. Puis, il s’entretient avec Cristobal Barria Bignotti et Sara Martinetti au sujet de ses références avec la scène artistique.

« Déambulations » donne le ton et le titre à la quatrième partie. Déambuler pour appréhender l’espace, observer les pratiques urbaines et les photographier pour contrer leur éphémérité décrit le processus suivi par l’artiste Hans Leo Maes à Hong Kong, en 2019. Cet échange mené par Jordan Hillman et Sabrina Dubbeld nous permet d’interroger le processus discursif des messages politiques, mais aussi celui de leur effacement. Les auteurs ouvrent ainsi la discussion sur l’acte officiel ou non d’effacer un écrit urbain et la situation de l’artiste au sein de contestations. La place même du regardeur et du faiseur d’image se retrouve dans la pièce sonore réalisée par Cengiz Hartlap et Sara Martinetti. Les sens s’activent ; le lecteur peut maintenant écouter les déambulations de Michel Claura dans Paris, dans son histoire de commissaire d’exposition, dans des lieux insolites, parfois oubliés.

Enfin, la cinquième partie « Patrimonialisation » clôt cet ouvrage sur les intégrations récentes et l’archivage progressif des pratiques urbaines dans les institutions muséales françaises. L’entretien que nous avons mené avec la Fédération d’art urbain retrace le cheminement de ce processus de reconnaissance officielle du street art, d’abord par la création de cette institution et ensuite par son travail de diffusion, d’accompagnement et de conservation. Puis, Hélia Paukner, conservatrice du patrimoine responsable du pôle art contemporain au Mucem, nous offre un exposé sur les collections du musée. Dans « Actualités d’une collection graffiti pionnière dans le monde des musées : quelques enjeux de la politique d’acquisition du Mucem », elle détaille la politique de l’institution, ses positionnements face aux pratiques urbaines ainsi que les acteurs du milieu qui ont œuvré pour enrichir les collections et ainsi ouvrir le regard vers de nouveaux horizons.

La densité de pistes induites par l’approche sensible des pratiques urbaines suivies tout au long de cette année, renforcée par les contenus de cette publication, n’a pas permis de répondre à toutes les questions, comme l’acte de création et le statut de l’artiste. Néanmoins, ce travail collectif nous permet tout de même d’explorer un certain nombre de points de vue inédits intéressant l’approche sensible des pratiques urbaines et d’enrichir, toujours un peu plus, un champ encore trop peu exploré.

Préfaces, Thomas Kirchner Expériences sensorielles de la ville pour le piéton, David Le Breton