Préface
L’art qui se refuse

Thomas Kirchner
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Avec son sujet annuel 2021-2022, le DFK Paris a abordé un domaine qui tente en fait d’échapper à une appropriation par le monde de l’art et par l’histoire de l’art : le street art. Les termes street art ou urban art décrivent différentes formes par lesquelles les artistes interviennent depuis les années 1960 dans l’aménagement artistique de l’espace public urbain et tentent ainsi de contrer une monotonie et une inhospitalité des villes ainsi que leur commercialisation, dont on ne cesse de se plaindre. Le street art est lié à la question de savoir à qui appartient l’espace public urbain, une question qui a été promue politiquement par les luttes pour une démocratisation de la société occidentale depuis les années 1960 et scientifiquement par le débat non moins politique sur l’espace public. Aux formes autorisées d’aménagement de l’espace urbain s’opposent des formes non autorisées, généralement sous forme de graffitis, qui tentent de s’emparer de l’espace urbain de manière subversive, voire ironique. Les sprayeurs, issus de la culture des jeunes, créent une forme particulière en recouvrant notamment les moyens de transport public – trains, métros, tramways, bus – de leurs formes ornementales et de leurs caractères, développant souvent un langage propre, compréhensible uniquement par les initiés.

Les formes non autorisées sont accompagnées d’une remise en question radicale du monde de l’art. Les œuvres ne sont pas conçues pour durer et sapent les mécanismes du marché de l’art. L’anonymat de l’artiste ou des communautés d’artistes et le travail sous pseudonyme remettent en outre en question le principe de l’auteur. Le street art s’est ainsi invité dans les débats centraux sur l’art et sa signification sociale, et a également influencé le développement artistique ultérieur par les formes qu’il a conçues.

Paris est l’un des plus importants foyers européens de street art. Les œuvres non autorisées, en particulier, dévoilent en permanence de nouvelles formes : depuis les mosaïques en passant par les peintures au pochoir et à la bombe, jusqu’aux œuvres d’abord préparées sur papier avant d’être transférées sur les murs, autant de stratégies qui portent la marque de la nécessité d’une exécution rapide, puisque ces créations sont le plus souvent illégales. À Paris, on constate néanmoins que ces formes illicites s’intègrent à la scène artistique, situation sur ce point très similaire à celle de New York. Une comparaison entre Paris et d’autres villes permettrait, quant à elle, de dégager les spécificités de leurs scènes respectives.

Un groupe de chercheurs au DFK Paris a étudié les différentes formes du street art ; ses relations, oscillant entre rejet et affirmation, avec le monde de l’art ; ses réseaux internationaux et les influences qui l’ont nourri aussi bien que celles qu’il a exercées sur l’évolution de l’art contemporain.

Cristobál F. Barria Bignotti a réalisé une Cartographie transnationale des brigades muralistes chiliennes. Il a retracé le travail des brigades qui ont vu le jour sous le gouvernement de Salvador Allende et qui ont continué leur pratique, notamment en Europe, après sa chute en septembre 1973.

Le sujet de recherche de Sabrina Dubbeld s’intitulait De l’appel du mur à l’artivisme : lorsque le graff devient « écriture en événement ». Regards croisés sur la scène graff parisienne et une scène méditerranéenne aujourd’hui. Sabrina a interrogé la dimension politique et militante que peut revêtir le graff dans l’espace public.

Simon Grainville a travaillé sur Espace, frontière de l’infini : imaginaires sciences-fictionnels dans le graffiti français des années 1980 à nos jours. Partant de l’influence, notamment aux États-Unis, de la bande dessinée sur le travail des graffeurs, il a étudié de manière ciblée l’importance que revêtent les bandes dessinées de science-fiction en France, tant au niveau du contenu que de la forme esthétique.

Jordan Hillman a, quant à elle, exploré les formes antérieures de graffiti : La médiation de l’autorité : Les représentations de la police à Paris vers 1900. Elle a étudié la question de savoir comment les artistes ont répondu à la médiatisation de la police et ont ainsi créé une contre-culture, telle qu’elle a été reprise par le street art dans les années 1960.

Dans son projet Les pratiques de l’écrit de Daniel Buren, Michel Claura et d’autres sur la scène artistique parisienne des années 1970, Sara Martinetti a analysé l’interface entre un mouvement street art anonyme et subversif et les discussions qui ont eu lieu autour d’une réorientation conceptuelle en France.

Le présent ouvrage réunit une sélection de contributions des boursiers, les interventions du congrès annuel et quelques conférences données dans le cadre du thème annuel dans les locaux du Centre allemand d’histoire de l’art de Paris. Il témoigne de la richesse et de la diversité des activités et des discussions menées au cours de l’année. La collaboration avec le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) à Marseille mérite une mention particulière, parce qu’il nous a permis d’organiser un séjour de travail avec les boursiers en début d’année dans ses locaux et d’y discuter des questions centrales avec les conservateurs et les chercheurs du Mucem et les street artistes sur place. Le Mucem, qui a été l’un des premiers musées à collectionner systématiquement le street art, nous a en outre ouvert ses réserves. Lors d’un échange sur les projets de recherche avec les boursiers et les chercheurs du Mucem et d’une visite de la collection de street art au Château de Forbin, il a été question, entre autres, de savoir si et comment le street art doit ou peut être intégré dans les musées et donc dans le monde de l’art classique. Une visite du Cours Julien et du quartier du Panier sous la direction du street artiste Loïc Le Bouar, alias SEEK313, a également permis de découvrir l’évolution du street art sur une longue période et de vérifier si les outils de l’histoire de l’art sont en mesure de l’appréhender. Tout au long de l’année, de nombreuses activités se sont succédé dans les locaux du DFK Paris, des conférences sur certains aspects du thème, des ateliers, des ateliers de lecture et des rencontres avec des activistes.

Je remercie les boursiers et boursières pour leur engagement. Avec leurs initiatives et leurs activités, ils ont participé à la vie du Centre allemand d’histoire de l’art. Ils ont en outre pris une part active et importante à la préparation du congrès annuel. Claire Calogirou, une des meilleures spécialistes du street art, a accompagné le sujet annuel. Élodie Vaudry n’a pas seulement assuré la coordination scientifique du thème de l’année, mais a également enrichi les discussions de fond dans une large mesure et a largement contribué au succès de l’année. Elle a en outre accompagné le présent volume. J’exprime ma gratitude aux éditions numériques du Centre allemand d’histoire de l’art Paris et à son directeur Markus A. Castor qui a assuré le suivi de ce volume. Outre le soutien du service arthistoricum.net de la bibliothèque universitaire d’Heidelberg, notre partenaire habituel pour la publication des Passages online, nous avons obtenu le concours de la maison d’édition franco-allemande NAIMA Paris-Berlin, spécialisée dans les publications électroniques. Qu’ils soient tous remerciés ici pour leur coopération.

À propos de cet ouvrage Introduction, Claire Calogirou et Élodie Vaudry